C’est entendu, l’assistance électrique transforme les usages et les pratiques cyclables. L’assistance réduit les distances, mais pas les bénéfices pour la santé, et des gens qui ne faisaient plus de vélo remontent en selle. Les campagnes désertées et les montagnes déneigées s’égaient au passage des touristes cyclomotorisés. Les petits moteurs à pédales remplacent de plus en plus les gros engins des monospaces et des camionnettes. Mais « transformation » ne veut pas nécessairement, ou pas seulement, dire « progrès ».
Je ne compte plus le nombre de fois où, pendant mon enfance, nous nous sommes arrêtés pour prêter renfort à un automobiliste en détresse. Un peu d’eau pour remplir le radiateur de refroidissement, une paire de câbles pour recharger une batterie, parfois même un bidon pour rejoindre la prochaine station, la panne était un moment de sociabilité.
« Était » : quand avez-vous entendu pour la dernière fois deux autosolistes discuter autrement que par klaxons interposés ? La voiture n’est plus un objet autour duquel on peut se retrouver (le « tas de ferraille », le « pot de yaourt », la « boite de conserve »), mais un lieu au sein duquel on s’isole (le « salon roulant », la « maison sur roues »)1.
La société cyclable s’organise aussi, et peut-être surtout, dans les bas-côtés et les ateliers. Or ce qui est arrivé aux automobilistes et aux motards au cours des trente dernières années est en train d’arriver aux cyclistes. Nos pièces sont incompatibles, et de toute manière inaccessibles, alors pourquoi prendre le temps de discuter ?
Le vélociste vend certes des vélos plus chers, mais ne voit pas revenir ses clients. Le moteur grippé, la batterie gonflée, l’unité de contrôle bloquée, retournent directement chez le fabricant. Les attaches et les connecteurs changent régulièrement, il ne faudrait pas que les pièces soient disponibles trop longtemps et puissent être échangées entre deux vélos.
Le nom de domaine ebike.com
appartient désormais à Bosch, comme si le fabricant allemand incarnait le vélo électrique à lui seul. Certains imaginent concevoir des pédaliers qui moulinent dans le vide : une machine qui ne pouvait fonctionner sans notre énergie pourra fonctionner sans notre présence. Le vélo devient une moto dans la forme, une voiture sur le fond2. Je ne suis pas certain que cela soit un progrès.
Je remarque d’ailleurs qu’une forme de sociabilité s’est développée autour de la recharge des véhicules électriques, que l’on peut voir comme une sorte de panne temporaire. La recharge rapide, et la transformation du tableau de bord en car theatre, aboliront-elles ces moments de douce résignation ? ↩︎
Ou : le vélo devient un ordinateur, et la pire version de l’ordinateur, centralisée et propriétaire. ↩︎