Vous voulez connaitre un secret ? Depuis quelques années, je conserve une version privée de Zinzolin sous WordPress en parallèle de la version publique sur Hugo, au cas où. Je viens de la supprimer, quelques jours après avoir désinstallé le journal Day One et le lecteur de podcasts Pocket Casts. Ces deux applications appartiennent à Automattic, l’entreprise fondée et dirigée par Matt Mullenweg, le cocréateur de WordPress qui pense que le brulot fumeux d’un milliardaire travaillant activement à détruire la démocratie et la planète est « passionnant ».
Le brulot en question, cinq-mille et quelques mots confus censés former un « manifeste techno-optimiste », ne mériterait pas la moindre attention si le milliardaire en question n’était pas Marc Andreessen. Le co-auteur du navigateur Mosaic et cofondateur de Netscape est surtout membre du conseil d’administration de Meta (qui possède le plus grand réseau dit social de la planète et veut faire advenir la réalité virtuelle du « métavers ») et general partner du fonds d’investissement Andreessen Horowitz (qui finance à coups de milliards les intelligences dites artificielles et les cryptofadaises). Quand il parle, même pour raconter des insanités, les gens écoutent, même un type aussi brillant que Mullenweg.
« On nous ment », ainsi commence la diatribe conspirationniste de Marc Andreessen, personnage tellement imbu de lui-même qu’il est persuadé de détenir la vérité. Une vérité pleine de mensonges, bien sûr, voire de fabrications pures et simples. Les complotistes savent qu’il est difficile de fact-checker ce qui n’existe pas. Alors Andreessen s’invente des ennemis, luddistes (un mouvement qui a duré deux ans au début du 19e siècle) et communistes (une doctrine qui ne compte guère plus de partisans), pour conter une fable faute de pouvoir rapporter des faits.
Ces grands méchants loups seraient incapables de comprendre « qu’il n’y a aucun problème matériel, qu’il soit créé par la nature ou par la technologie, qui ne puisse être résolu par davantage de technologie. » L’histoire commencerait au 16e siècle avec l’invention des vaccins, à moins qu’elle ne commence au 19e siècle avec l’invention de l’ampoule électrique, ou bien au 20e siècle avec l’invention du climatiseur et de l’internet. Les « problèmes matériels » décrits par Andreessen coïncident parfaitement avec les révolutions industrielles, c’est à croire que les luddistes et les communistes n’avaient pas complètement tort.
« Nous avons un problème de pauvreté », ose le propriétaire d’une villa en front de mer à 177 millions de dollars, « alors nous inventons des technologies pour créer l’abondance. » Quelle abondance ? Celle qui ruissèle depuis la maigre pitance des ouvriers vers les portfolios des riches investisseurs d’Andreessen Horowitz ? Celle qui appauvrit les sols pour gaver deux-milliards de privilégiés pendant que trois-milliards de miséreux triment pour crever de leur faim ? Celle qui poussera 1 200 millions de personnes à fuir les conséquences du dérèglement climatique alors que des centaines de millions d’autres rêvent de quitter leur passoire énergétique ?
Nous n’avons pas résolu « le problème de la faim », « le problème de l’obscurité », « le problème du froid », « le problème du chaud », « le problème de l’isolation », « le problème des pandémies » et surtout pas « le problème de la pauvreté ». Nous les avons accélérés en ignorant les solutions de la nature, que nous copions bien maladroitement tout en la détruisant. La technologie nous a rendus maitres de la nature, c’est incontestable, mais nous en rend maintenant esclaves, c’est indéniable. Voilà pourquoi Andreessen veut la « surpasser » : quoi qu’il en dise, ce « superprédateur » a peur du tonnerre, et n’aime jamais autant les génies que lorsqu’ils sont dans leur bouteille.
Qu’elle doit être rassurante, cette fiction dans laquelle « les sociétés technologiquement avancées améliorent l’environnement naturel » ! Notre planète crame, mais Andreessen croit que nous avons le temps de parier sur la fusion nucléaire1. Notre planète crame, mais Andreessen croit que nous devrions sextupler la population mondiale. Notre planète crame… et Andreessen veut la quitter pour en coloniser d’autres. Il croit beaucoup de choses, cent-quinze selon mon compte, parce que le « techno-optimisme » n’est rien d’autre qu’une religion, même que « l’eau — des fonts baptismaux — est chaude ».
Andreesen et ses partisans croient dans un dieu qui prend la forme d’une « machine techno-capitaliste », c’est-à-dire d’une création de l’homme qui joue à Dieu, et nous inventent un catéchisme selon lequel « les décès qui auraient pu être évités par une intelligence artificielle que l’on a empêché d’exister constituent une forme de meurtre. »2 À défaut de se trouver une âme, ils en mettent une approximation dans la machine, en espérant qu’elle devienne « notre pierre philosophale ». Andreesen assure « prendre des décisions en disposant d’informations réelles » avec le soutien de « la véritable méthode scientifique », mais écrit sans broncher que « nous faisons littéralement penser du sable », parce que la troisième loi de Clarke n’en finit plus de nous abrutir.
Cette religion possède ses « saints patrons », dont la plupart sont morts depuis suffisamment longtemps pour qu’on leur fasse dire ce que l’on veut, mais les deux premiers sont des zélotes bien vivants… quoique trop lâches pour officier sous leur propre nom. « BasedBeffJezos » et « bayeslord » sont des partisans de l’effective accelerationism, ou e/acc pour effectivement accélérer, une « philosophie » qui entend « abolir la technocratie » parce que « la vie émerge d’un processus thermodynamique connu sous le nom d’adaptation dissipative » et que l’univers « favorise exponentiellement les futurs dans lesquels la matière s’est organisée pour capturer davantage d’énergie et la convertir en entropie ».
Si vous n’avez rien compris, c’est normal, cela ne veut rien dire. Quitte à détruire les sociétés démocratiques, car il s’agit bien de cela, j’aimerais au moins que ce soit au nom d’une idéologie qui possède un minimum de sens. Ces gens ne peuvent pas être raisonnés parce qu’ils ne sont pas raisonnables, et c’est tout l’objectif, nous faire perdre du temps à discuter rationnellement de théories absurdes et aberrantes. Pendant ce temps, Andreesen continue tranquillement de lutter contre « le principe de précaution », « la responsabilité sociale et environnementale », « le développement durable », « la gestion des risques » et tous ces autres principes restreignant terriblement sa liberté de nous empoisonner et de nous mutiler.
Dans « machine techno-capitaliste », il y a « capitaliste », et notre milliardaire-prophète croit surtout dans le pouvoir du libre marché. Voilà le véritable culte, celui de l’évangile selon Hayek et de la somme thatchérienne, qui rejette l’État-providence et les systèmes totalitaires dos à dos. Bizarrement obnubilé par les communistes, comme s’il écrivait en 1963 plutôt qu’en 2023, Andreesen ne met qu’une virgule entre l’étatisme et l’autoritarisme en assurant qu’un revenu d’existence « transformerait les gens en animaux de zoo élevés par l’État », brulons les dictionnaires maintenant que les mots n’ont plus de sens.
Hayek refusait d’être considéré comme un conservateur, parce que « le conservatisme n’a d’autre valeur que celle de ce qu’il conserve ». Mais elle est infinie ! La disparition des véritables conservateurs est, tout autant que celle des véritables progressistes, un drame démocratique. Les relativistes, qui considèrent que le passé est forcément passéiste, ne trouvent plus d’autre opposition que les réactionnaires, qui veulent faire advenir un passé qui ne s’est jamais passé. Plus personne ne veut défendre le passé qui se manifeste dans notre présent, malgré tous les défauts de ses qualités, alors les gestionnaires proprets du libéralisme bourgeois ont toute latitude pour piétiner la pratique démocratique au nom des apparences républicaines.
Andreesen est éminemment réactionnaire, et comme tous les réactionnaires, il croit parce qu’il ne voit pas. Il est contre la technologie parce qu’il est contre l’humanité. Il est contre tout ce qui fait de nous des êtres si imparfaits, si irrationnels, si inconséquents, si exaspérants, si inefficaces. Il est contre tout ce qui n’est pas quantifiable en termes de ROI et de KPI et d’autres acronymes qui ne décrivent rien d’autre que les systèmes qu’ils inventent. Il est contre nous qui ne sommes pas des « superhommes technologiques ».
Je suis pour la technologie parce que je suis pour l’humanité. Il est certain que ce n’est pas la technologie tristement décrite par Andreesen : c’est une technologie plus artisanale, plus conviviale, plus accessible, plus joyeuse, plus artisanale, plus écologique. C’est une technologie des citoyens plutôt que des utilisateurs, c’est une technologie permissive plutôt que prescriptive, c’est une technologie faite pour créer plutôt que consommer. Je suis pour nous qui sommes des humains, tout simplement, parce que c’est la seule chose que nous pouvons être.
La différence tient probablement dans nos manières respectives de comprendre la τέχνη grecque. Ce n’est pas seulement, comme Andreesen le croit, la technologie. C’est quelque chose entre l’art et la technique, à la fois plus simple et plus profond, proprement élémentaire. C’est notre capacité à exprimer la vulnérabilité de notre condition humaine en modelant les ressources naturelles. C’est tout ce qu’Andreesen combat en adoptant une vision prussienne, pour ne pas dire nazie, de la philosophie antique. Son « techno-optimiste » est un projet de violence, qui érige « l’ambition, l’agression, la persistance, l’acharnement — la force » en vertus cardinales.
Une violence dirigée contre l’État (donc les citoyens que nous sommes), la bureaucratie, le socialisme, les scientifiques, les intellectuels, les minorités dont la liberté d’expression importe moins que celle de sociopathes appelant au viol et au meurtre de leurs voisin(e)s sur un réseau social de série Z. Une violence dirigée contre tous ceux qui ne sont pas des Übermenschen capables de lutter à mains et torse nus comme ces autres milliardaires dont les stupéfiantes bravades sont censées être des « modèles » pour nos enfants.
Une violence dirigée contre ces « ennemis » qui ressemblent trop à Andreesen et sa clique pour que cela soit une coïncidence. Ce sont eux, les tenants de l’autoritarisme (d’une poignée de milliardaires), de la planification économique (par une poignée d’entreprises) et de la bureaucratie (des indicateurs de « performance »). Ce sont eux, les parangons de la corruption, de la capture règlementaire, des monopoles et des cartels. Ce sont eux qui jouent avec nos vies sans craindre la moindre conséquence, puisque les gouvernements qu’ils dénoncent viennent toujours à leur rescousse. Ce sont eux qui voudraient contrôler nos paroles, ils écrivent même des manifestes pour nous dire quoi penser.
Ce sont eux, alors ils disent que c’est les autres, en utilisant le plus vieux tour de passepasse de l’histoire. Andreesen est un pauvre type qui croit être exceptionnel parce qu’il est exceptionnellement riche, alors il flatte les bas instincts des pauvres types qui désespèrent d’être seulement normaux (et pauvres). Notre satisfaction serait une faiblesse parce que ces esprits faiblards sont insatisfaits. Sous couvert de futurisme, le « techno-optimisme » de Marc Andreesen est un pseudo-intellectualisme piètrement réactionnaire. « Passionnant » n’est pas le mot que j’aurais choisi.
J’avais déjà mes doutes sur Matt Mullenweg et Automattic. Que les sources de WordPress soient ouvertes ne veut pas dire que le projet n’est pas verrouillé : depuis que l’entreprise a imposé l’éditeur de blocs dans WordPress 5.0, les quatorze dernières révisions majeures ont été (co-)dirigées par des salariés d’Automattic, le plus généralement par Mullenweg lui-même. Les thèmes intégrés sont (co-)développés par Automattic, qui édite des plugins aussi incontournables que Jetpack, Akismet et Woo.
Le fait est que WordPress va là où Automattic va. L’entreprise de Mullenweg sentait le souffle chaud de Squarespace et de Wix, qui ont simplifié la publication de sites web avec leurs éditeurs de blocs, alors un dispositif similaire a été casé au chaussepied dans WordPress, contre l’avis d’une partie de la communauté de contributeurs. Une seule entreprise préside aux destinées du système de gestion de contenus qui « motorise » plus de 43 % du web public, et personne ne trouve rien à redire parce qu’elle serait plus sympathique que Google ou Meta.
Automattic possède une chaine intégrée depuis la prise de notes (Day One et Simplenote) jusqu’à la consultation (Longreads et Pocket Casts) en passant par l’hébergement (WordPress.com et WordPress VIP), la sécurisation (Akismet et Jetpack), la monétisation (Newspack et Woo) et la diffusion (Texts et Tumblr)3. Le problème avec les « dictateurs bienveillants à vie », c’est que lorsqu’ils ne sont plus bienveillants, ce sont toujours des dictateurs. Lorsque Mullenweg est de bonne humeur, Automattic est à la tête d’une formidable expérience de commercialisation de technologies ouvertes. Lorsqu’il est de bonne humeur.
Mais il pourrait être de mauvaise humeur, ou pire, pas d’humeur. Après trois ans de désaffection, Simplenote est en sursis. Day One n’en finit plus de concevoir sa version web et ce sont paradoxalement les briques logicielles de la future application Journal d’Apple qui va lui permettre de se relancer. Tumblr n’a pratiquement pas évolué depuis son acquisition et Pocket Casts se repose sur ses (certes excellents) lauriers. L’incompétence répétée, et cette gloutonnerie d’acquisitions pour n’en rien faire est pour le moins maladroite, ne peut être distinguée de la malice.
J’avais mes doutes, donc, mais je pouvais lui en laisser le bénéfice. Sauf que le libertarianisme qui imprègne la Silicon Valley n’est plus un centrisme pragmatique permettant de bouffer à tous les râteliers, mais un fondamentalisme exploitant tous les leviers de déstabilisation des sociétés démocratiques. Marc Andreesen, soutien de longue date des candidats républicains devenu prophète masculiniste, le prouve. Peter Thiel, trumpiste de la première heure devenu taupe du FBI, le prouve. Elon Musk, petit-fils d’antisémite devenu porte-parole d’une secte millénariste qui veut créer « une race supérieure » de « superhommes », le prouve. « Passionnant » n’est vraiment pas le mot que j’aurais choisi. Mais il m’ôte d’un doute.
Notez que je ne suis pas complètement contre le nucléaire. ↩︎
Reste à savoir ce que l’on fait des décès déjà causés par ces « intelligences » bien bêtes. ↩︎
Je suis étonné qu’elle n’ait pas encore acheté une plateforme de podcasting. ↩︎