Je n’ai jamais vu une vache lever le museau pour regarder les trains passer sur le viaduc de Busseau, mais j’ai enfin aperçu le sommet du crâne des habitants de la petite maison construite au bord du minuscule ruisseau qui a justifié la construction d’un immense viaduc quelque part entre Huriel et Montluçon. La ligne de Montluçon à Saint-Sulpice-Laurière est parmi les plus belles de France : lorsque l’on ne s’enfonce pas dans un tunnel, ici de verdure et là de pierre, on s’élance des dizaines de mètres au-dessus d’une rivière ou d’une autre.
Le train est peut-être le meilleur endroit pour constater les dégâts causés par la voiture individuelle. Les rails se faufilent entre les rangs de tournesols qui cherchent le soleil, alors que la route ouvre une saignée de goudron à travers les champs brulés par les engrais chimiques. La gare est peut-être le meilleur endroit pour constater les dégâts causés par la privatisation mercantiliste. Les guichetiers retranchés derrière un hygiaphone ont laissé place aux machines qui ignorent tout de l’art de la correspondance en rase campagne, les escaliers menant aux quais sont cachés entre un vendeur de pain réchauffé et une vendeuse de pantalons tendance (à moins que ce ne soit l’inverse).
Pour profiter d’une escale à Bruxelles, nous avons laissé nos bagages à la consigne, ou plutôt ce qui passe aujourd’hui pour une consigne, quelques casiers laissés sans la moindre surveillance au fond d’un couloir. En voyant la troisième personne chercher la porte qui s’était ouverte après cinq minutes de manipulations pénibles sur l’écran fort peu tactile de la caisse automatique, heureusement que j’avais réservé en ligne, je me suis dit qu’il fallait que j’écrive un billet sur les consignes de mon enfance. Olivier Razemon s’en est chargé avant que je rentre :
Sans consigne, on part en voiture. Ceci ne facilite pas la vie du voyageur qui a prévu un retour en fin de journée, qui subit la suppression d’un train, ou qui voudrait simplement profiter d’un arrêt dans une ville de passage entre deux trains, sans devoir traîner sa lourde valise. La question n’est pas anecdotique : pour donner au ferroviaire un avantage compétitif, il faut proposer aux voyageurs des services qui accompagnent son trajet, avant, pendant et après. Les opérateurs de transports publics, prompts à vanter le « Maas », ce voyage sans couture assisté par appli, comparable à celui promis par l’automobile, semblent l’avoir oublié. La consigne n’est sans doute pas l’élément qui déclenche un voyage en train, mais la difficulté à stocker sa valise peut amener le voyageur, la fois suivante, à préférer la voiture et son coffre à bagages.
Quelques casiers ont fait leur apparition dans le centre d’échanges de Perrache, mais cette « bagagerie connectée » appartient à une petite entreprise iséroise, comme s’il fallait empêcher la SNCF de réaliser le moindre centime de bénéfice. Le service public est attaqué par les serviteurs de l’État eux-mêmes, qui ont tant perdu confiance dans leurs propres capacités qu’ils ont fini par croire le mensonge de l’efficacité économique des acteurs privés, et tant intégré le catéchisme des écoles de commerce qu’ils ne conçoivent plus le service autrement que comme une collection de services (qui tournent souvent aux sévices).
D’un train à l’autre, d’un pays à l’autre, d’une langue à l’autre, toujours le même bruit de fond. Entre Paris et Châteauroux, où j’ai passé quelques milliers d’heures d’une enfance décomposée, les conversations entre les jeunes conscrits qui montaient à Vierzon et les vieilles dames qui descendaient à Orléans étaient comme une berceuse, entrecoupée par le claquement des portes de compartiment et le cliquetis du poinçon du contrôleur. Encore Olivier :
Cela dit, soyons juste, selon un constat très personnel, les TGV français gagnent, en Europe, la palme des trains les plus tranquilles. Au contraire des TER, où les contrôleurs se gardent bien de se montrer quand un groupe de jeunes impose sa musique et ses cris. […] Alors que la tranquillité dans les espaces privés est considérée comme un droit inaliénable, défendu par les ministres de l’intérieur successifs, la garantie d’un espace public apaisé fait l’objet de beaucoup moins d’empressement. Le train est pourtant un espace que l’on partage, dont on use les uns après les autres, à tour de rôle. C’est un bien commun, qui sert tout le temps, qu’on ne gaspille pas. L’alternative, c’est la privatisation de l’espace : la voiture individuelle, qui reste 98 % de son temps stationnée, et où chacun fait logiquement ce qu’il veut. Le silence dans les trains, en fait, c’est une idée de gauche.
Je ne suis pas certain que le premier TER pour Genève, où les ouvriers du Bugey finissent leur nuit, soit plus bruyant que le premier TGV pour Paris, où les cadres des telcos commencent leur journée de réunion. La deuxième classe des trains « inouïs », où la SNCF a abandonné l’idée d’imposer des salles silencieuses, est pleine de carrés braillards et de duos ronfleurs, sans parler des madames qui n’ont pas la classe de la première mais l’arrogance téléphonique de leur frustration. Les places des trains régionaux autour des gibets à vélos me font penser aux bars PMU des portes de Paris — ce n’est qu’une question de monture.
Bien sûr que les cris et la « musique » et les informations confidentielles échangées à trois mètres de ma carte de presse me dérangent, mais pas plus que cette mauvaise habitude de baisser le rideau ou le siège sans jeter le moindre coup d’œil vers l’arrière. C’est une maladie sociale, la sociopathie habituelle des gens qui ne voient pas plus loin que le bout de leur écran, qui pensent que l’enfer c’est les autres et se conduisent donc comme des diables.
Mais précisément : c’est la sociopathie habituelle. J’aime l’idée que le wagon est un espace public comme les autres, même si cela signifie que c’est un espace de micro-agressions comme les autres, parce que cela veut dire que c’est encore un lieu de sociabilité, mot qui ne signifie pas nécessairement « politesse » ou « bienséance ». L’alternative, c’est la privatisation de l’esprit, la voiture individuelle où l’on ne risque pas de croiser le képi qui vous filera votre première clope et la jupe plissée qui vous filera vos premières émotions. Le bruit dans le train, en fait, c’est une idée de gauche !
Ici
Notes
Rien. Nada. Walou. Zilch. Ou, plutôt, je n’ai rien écrit qui mérite d’être publié. Mais j’écris suffisamment pour justifier l’achat de mon premier carnet depuis l’apparition d’un certain coronavirus, non pas au format A5 que j’utilise depuis une petite vingtaine d’années, mais carrément au format A4+ qui peut accueillir des feuilles A41. Un grand carnet peut-il inspirer un grand projet ? Réponses dans quelques mois, je suppose…
Livres
Dix-huit mois après l’avoir déballée, j’ai profité du premier weekend de répit caniculaire pour réorganiser ma bibliothèque. Quelques beaux-livres forment encore des grappes thématiques au sommet des étagères, mais les poches côtoient maintenant les hardbacks dans un ordre purement alphabétique. Cercas n’est pas loin de Cervantès, Orwell discute avec Ovide, Queneau lorgne sur Rabelais, je me demande s’il faut parler de « coïncidences » ou de « carambolages ».
Mes notes de lectures de l’été :
- Une puce sur l’épaule
- Fermez la parenthèse — sur l’un des rares livres que j’ai abandonné ces dernières années.
- Nelzin on Ayoade on Top
- Un dernier gouter pour la route
- Un livre en latin et des œufs en poudre
- Le pari fosterien
Photos
Chaque cliché que je prends pour retenir le(s) caractère(s) d’une devanture ou la texture du champ aplati par mon amblyopie me rappelle que les smartphones ne prennent plus de photographies, mais interprètent librement la réalité avec leurs algorithmes et leurs circuits, produits dégénérés d’une esthétique mondialisée (mais surtout californienne). Miracle, les contours des lettres sont nets et le ciel est bleu ! Oh non, j’oubliais que « Smart HDR » et « Deep Fusion » mettaient quelques secondes pour halluciner leurs aquarelles. Je crois que je vais devoir reprendre l’habitude de glisser mon petit Powershot dans mon sac.
Mes photos de l’été :
- Accroché #2 (Lyon)
- Union des sociétés d’éducation physique et de préparation au service militaire (Paris)
- Vélo #3 (Strasbourg) — un vélo marron jusqu’au bout des pneus.
- Brocante (Lyon)
- Graffisme #14 (Molenbeek)
- Le Sélect (Le Mans) — ma centième « devanture type » est violette, j’aurais voulu le faire exprès que je n’y serais pas arrivé.
- La vie en violet #6 (Paris)
- Boucherie du bonheur (Lyon)
- Dimension plate #20 (Saint-Malo)
Épisodes
Le podcaaast est maintenant publié sur Zinzolin (je ne voulais plus maintenir un site supplémentaire) une fois par mois (je ne voulais plus sacrifier deux soirées de montage par mois). Si vous êtes déjà abonné, vous n’avez rien à faire, si vous ne l’êtes pas encore, vous savez ce qu’il vous reste à faire.
Notre épisode de l’été de la rentrée :
Ailleurs
Écouter
La programmation des Nuits de Fourvière ne m’intéresse décidément plus2, alors j’ai dû (ma vie est tellement dure) prendre le train pour écouter de la musique. D’abord pour Vienne, pas celle-ci mais l’autre, où Norah Jones n’était pas venue depuis dix ans. La chanteuse ne s’est pas faite prier pour (ré)interpréter ses classiques dans une ambiance proprement électrique.
Ensuite pour Paris, pas celle-ci mais l’autre, pour deux soirées du festival « All Stars » au New Morning, où je n’étais pas venu depuis dix ans. Julian Lage est parmi les guitaristes les plus captivants de la planète jazz, avec son toucher inimitable et son phrasé oscillant entre country et blues. Mark Guiliana est parvenu à faire ululer Arnaud, ce qui doit prouver que son rythme est proprement endiablé. Encore merci à Alexandre, qui se reconnaitra, d’avoir eu cette fantastique idée.
Mais aussi :
Lire
Après la faillite et la vente du groupe Vice Media, quatre anciens de Motherboard ont préféré fonder leur propre titre plutôt que d’être payés par une firme d’investissement appartenant partiellement au fonds souverain d’Abou Dabi. Bien leur en a pris : 404 Media s’est lancé avec une enquête passionnante sur les technologies génératrices de contenus pornographiques et un excellent article sur la promotion des drogues et des cartes de crédit volées sur Instagram, et a déjà fait désactiver une fonction qui permettait de suivre un usager du métro de New York à distance. Voilà qui promet.
Mais aussi :
- « Where have all the fitness bands gone? » (The Verge) — je continue de regretter mon bracelet Jawbone Up, que je portais avec une montre traditionnelle, et d’être vaguement frustré par les cadrans de l’Apple Watch Ultra, que je n’imagine pas porter avec une montre traditionnelle.
- « The end of the Googleverse » (The Verge)
- « It’s increasingly hard to be critical in tech » (Riccardo Mori)
- « Almonds are out. Dairy is a disaster. So what milk should we drink? » (The Guardian) — je suis passé au lait d’avoine depuis quelques mois, pour des raisons gustatives autant qu’environnementales, mais je mets encore du lait de riz dans mon bol… d’avoine.
Regarder
Barbie (Greta Gerwig) est trop conscient de sa propre existence, comme la poupée du film d’ailleurs, pour être réellement drôle. Dans le même genre faussement social mais vraiment consumériste, les films Lego m’ont semblé plus enclins à souligner l’absurdité de leur conception même, et donc plus réussis. Mais il faut dire que je suis plus proche de la cible de Lego (les trentenaires qui achètent des constructions prêtes-à-assembler hors de prix faute d’avoir pu jouer avec des briques quand ils étaient enfants) que de celle de Mattel (les jeunes filles des pays suffisamment développés pour que l’on y envoie des poupées neuves plutôt que les déchets des enfants occidentaux).
Mais aussi :
Visiter
Une randonnée dans la chaine des Puys passe forcément par les librairies clermontoises, non ? La structure de la librairie Les Volcans, celle d’une SCOP, est plus intéressante que la décoration de ses locaux, à mi-chemin entre la bibliothèque d’une ancienne municipalité communiste et le troisième étage de Decitre Bellecour3. Ou presque : ce n’est pas chez Decitre que l’on verra Gallmeister en tête de gondole et Zulma du sol au plafond. (Je suis reparti avec L’hôtel du cygne.)
À l’ombre de la cathédrale, sauf ce jour-là où le soleil cognait plus fort que ma migraine, Emma’s Bookshop offre une sélection d’une demi-douzaine de langues… et de boissons ! Ce café-librairie fort accueillant4 propose des formules d’abonnement mensuel au prix fort raisonnable, je me serais laissé tenter si je n’avais pas la ferme intention d’y retourner dès ma prochaine visite à Clermont. (Je suis reparti avec The Orwell Tour.)
Mais aussi :
- Industriemuseum (Gant) — où un retraité de l’imprimerie nous a fait le plaisir d’organiser une visite guidée impromptue.
- Volkskundemuseum (Brugge) — pour le Chat noir.