OpenAI annonce fièrement GPT-4 et Google révèle timidement Bard. Je regarde le développement des agents conversationnels comme un simple spectateur – mon contrat de travail est suspendu le temps de sensibiliser quelques centaines de collégiens du pays de l’Albanais aux enjeux du journalisme numérique – et je peine à ressentir autre chose qu’une profonde apathie. Les cryptomonnaies, les NFTs et le « métavers » m’avaient fait la même impression, mais je ne crois pas que les agents conversationnels auront le même destin.
Alors j’essaye d’oublier un instant que ces « intelligences » dites artificielles exploitent doublement les personnes les plus précaires de la planète, ces tâcherons du clic sous-payés pour classifier les données alimentant la machine qui subiront de plein fouet les conséquences climatiques des immenses émissions rejetées par les machines, pour me demander comment je pourrais les utiliser à bon escient. Est-ce parce que j’ai écouté le remix de Sgt. Pepper’s en boucle ? La même idée revient encore et encore : ChatGPT pourrait être le John Lennon robotique de mon piètre Paul McCartney intérieur.
Les bonnes idées sont encore plus fragiles que les mauvaises, et tout le monde n’a pas la chance d’avoir un sparring-partner pour les éprouver en toute confiance. Les risques sont trop grands pour que je puisse faire totalement confiance aux agents conversationnels, mais ils peuvent me permettre de penser à voix haute sans risquer le dédoublement de personnalité. Leurs hallucinations pourraient presque être désirables, en provoquant des ruptures logiques qui secouent les neurones, comme une forme de LSD numérique.
Mais j’en reviens toujours au problème du perroquet stochastique : si les grands modèles de langage ne me renvoient jamais que ce que je sais, ou ce que la société croit, alors je ne pourrais jamais rien produire d’autre que du pop art, qui n’en est pas. Arnaud n’est pas toujours d’accord avec moi, et c’est précisément pour cela qu’il m’est (très égoïstement) précieux, parce qu’il sait pointer comme personne mes contradictions et mes erreurs.
Je repense au Knowledge Navigator, cette « sorte de descendant d’une Miss Moneypenny au silicium et d’un Sergent Foley au lithium-ion ». Eh bien nous y sommes presque1, avec une grosse décennie de retard. Je ne suis pas certain que ce soit la fin de l’histoire : les requêtes présentées dans le clip de 1987 (l’année de ma naissance !) pourraient être réalisées en trois clics avec un moteur de recherche et Wikipédia, les interfaces textuelles et vocales sont d’une lenteur affligeante, et les interfaces graphiques sont loin d’avoir encore atteint leurs limites.
Mais admettons : il faut maintenant donner une voix aux agents conversationnels. Cela pourrait être la voix humaine, la voie humaine même, d’une machine qui refuse de faire les choses à notre place. Je crains que ce soit la voix monstrueuse d’un parangon du capitalisme tardif. OpenAI appartient de facto à Microsoft, ChatGPT est déjà la voix de son maitre, et je ne suis pas certain de vouloir devenir le Ringo Starr de Clippy.
Nous vivons dans le monde imaginé par John Sculley, qu’il faudra bien réhabiliter un jour ou l’autre. ↩︎