Il est certains Esprits, dont les sombres pensées
Sont d’un nuage épais toûjours embarrassées.
Le jour de la raison ne le sçauroit percer.
Avant donc que d’écrire, apprenez à penser.
Selon que nostre idée est plus ou moins obscure,
L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.1
L’art ne se fait pas seulement avec les mains, n’en déplaise à Henri Faucillon2. « Tous les arts qui procèdent de la main », disait Léonard de Vinci, « sont mentaux comme l’est la peinture, qui naît dans l’esprit de celui qui la conçoit, et n’atteint la perfection qu’avec l’opération manuelle. »3
Écrire n’est pas qu’un savoir, écrire n’est pas qu’un faire — c’est un savoir-faire. L’écrivain est un artiste qui peut concevoir sans ses mains, mais aussi un artisan qui ne peut réaliser sans ses outils. La pratique commande l’acte : j’écris déjà que je n’ai pas encore posé la plume sur le papier ou les doigts sur le clavier. L’acte informe la pratique : le stylo gratte et mes doigts s’emmêlent, interrompant le flux de ma pensée.
Je ne peux concevoir que l’outil n’ait pas d’influence sur la pensée, comme je ne peux admettre que la pensée ne commande pas l’outil. L’outil ne réinvente pas l’idée, c’est l’idée qui se réinvente à l’épreuve de l’outil. J’écris souvent (dans ma tête) sans écrire (avec mes mains), mais je ne peux écrire (avec mes mains) sans écrire (dans ma tête). Mes mains et ma tête dialoguent, et de ce dialogue naissent de nouveaux écrits, mais ils existaient en potentialité dans mon esprit.
Penser, c’est déjà écrire. Il me faut une journée pour transcrire ce que j’ai écrit dans ma tête pendant deux semaines ou six mois ou deux ans. Penser, c’est écrire. Il me faut quelques jours pour parfaire ma pensée en perfectionnant mon écriture. Penser, c’est réécrire. Il me faut deux semaines ou six mois ou deux ans pour parfaire mon écriture en perfectionnant ma pensée.
« Les mains sont cosa mentale »4 : l’art n’existe sans technique, parce qu’il finit par s’incarner, mais il ne peut être défini par la technique. L’écriture est la rencontre d’un outil avec une pensée — écrire, c’est nécessairement penser5 ; penser, c’est déjà écrire.
Nicolas Boileau, L’art poétique (chant I), in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1966. ↩︎
Henri Faucillon, « Éloge de la main », in Vie des formes, suivi de Éloge de la main, Paris, Presses universitaires de France, 1943. ↩︎
« Tutte le arti che passano per le mani […] sono mentali com’è la pittura, la quale è prima nella mente del suo speculatore, e non può pervenire alla sua perfezione senza la manuale operazione », dans Léonard de Vinci (éd. Anna Sconza), Trattato della pittura, Paris, Les Belles Lettres, Le cabinet des images, 2012. Traduction personnelle. ↩︎
Pour reprendre éhontément une discussion entre ma femme et un conservateur du musée des Beaux-Arts de Lyon. ↩︎
Même dans l’écriture automatique — surtout, de mon point de vue, puisqu’elle requiert un effort de dissociation. La pensée façonne l’outil et les conditions, celles d’un abandon de la pensée. ↩︎