En regardant le dernier épisode du Engadget Show auquel était invité Nicholas Negroponte, et en relisant certains passages de son excellent Being Digital1, je me suis posé quelques questions sur la notion de digital butler (disons « majordome numérique »). Une sorte d’intelligence artificielle qui serait capable de vous conseiller du contenu en fonction de ce que vous utilisez/regardez/écoutez/lisez/achetez.
À peu près à la même époque que Negroponte, Apple avait prophétisé la venue d’un tel assistant, même s’il tenait plus de l’informatique invasive que de l’informatique pervasive. Si la vision de Nicholas Negroponte est marquée par son contexte, celui des années 90 qui promettaient un développement informatique exponentiel, elle me parait plus réaliste que celle d’Apple. Le majordome numérique de l’inventeur de l’OLPC n’est pas un programme chargé d’agir à votre place, mais de vous conseiller, de vous apporter assistance et non assistanat.
L’exemple rappelé par Josh Topolsky est un de ceux qui m’avaient le plus marqué : lors de la lecture d’un article de journal, on pourrait naviguer vers la gauche pour trouver une vision du même fait marquée par les idées de la gauche, et naviguer vers la droite permettrait de trouver la version de droite du même article (genre L’Huma/Libé/Le Monde/Le Fig’/La Croix pendus le long d’un fil). L’idée est aujourd’hui réalisable, mais là où Negroponte pensait qu’un programme pourrait être ce majordome numérique, aucun programme n’a aujourd’hui cette capacité de suggestion : même Google et ses algorithmes surpuissants ne sont pas encore capables de prescrire des données.
Non, aujourd’hui, le majordome numérique, c’est vous, c’est moi, c’est nous. Je me souviens avoir dit de Twitter qu’il était « mon lecteur de flux RSS humain », et c’est d’ailleurs depuis que je suis actif sur Twitter que j’ai quasiment arrêté de lire mes flux RSS. La puissance de prescription des réseaux sociaux, des humains connectés entre eux, est certainement insurpassable, même si plus nous ajoutons du contenu aux réseaux sociaux, plus nous apprenons à la machine — il ne lui manque qu’à savoir comment connecter les idées en un flux.
Insurpassable, car là où le majordome numérique est une force de proposition placée face à l’utilisateur, le réseau social est placé autour de l’utilisateur, et construit par l’utilisateur, comme une bulle. Chaque compte Twitter correspond à une bulle construite selon les intérêts, les loisirs, les orientations politiques et religieuses, les gouts de chaque utilisateur.
Chaque bulle commence à être construite à partir du réseau réel de l’utilisateur (ses amis et connaissances), puis croît à mesure que sa propre bulle s’entrechoque avec des bulles voisines, tandis que des outils permettent de l’affiner pour obtenir une représentation très fidèle de ce qu’est l’utilisateur.
Chacune de ses bulles est un internet privé, et un majordome numérique comme on n’en a certainement jamais fait d’aussi puissant. La force de prescription de ses bulles tire à la fois de la proximité avec son propriétaire (la bulle est constituée à partir de ce que je suis), mais aussi de son altérité (la bulle n’est pas moi, la bulle peut mentionner des choses qu’elle rejette mais que je vais accepter, et vice-versa). Bref, la bulle est humaine, bien plus humaine que n’importe quel programme — elle est métahumaine, en quelque sorte.
Je dois avouer ne pas très bien savoir si on a échappé au pire, ou si on est en plein dedans, si la dictature d’un programme omniscient et omnipotent (oh oui, HAL, soit mon nouveau Dieu) vaut mieux que la tyrannie d’une majorité à l’avis aussi changeant que manipulable. Mais on me dit que c’est le progrès, et que le progrès est positif. Si on me le dit…
Nicholas Negroponte, Being Digital, New York, Alfred A. Knopf, 1995. ↩︎