« Pour bien écrire il faut bien lire », disait ma grand-mère, qui devait sans doute l’avoir lu. Alors je lis — plusieurs dizaines d’articles par jour, deux ou trois journaux par semaine, quelques magazines par mois. Et puis une quarantaine de livres cette année.
Des livres sur les livres. Chaque année, je dis que je ne lirais pas de livres sur les livres, et chaque année, je fais l’inverse. Alors j’ai commencé cette année par une histoire de « l’invention des livres dans l’Antiquité », L’infini dans un roseau, desservi par une critique trop dithyrambique pour ne pas être suspecte. Quelle meilleure compagnie que celle de Walter Benjamin pour déballer ma bibliothèque, celle d’Italo Calvino pour retrouver mes lectures de jeunesse, et celle de Juan Goytisolo pour replonger dans le Quichotte ?
À dix près. J’ai pourtant manqué mon « objectif » de lire une cinquantaine de livres, quelle idée aussi. Au moment même où j’ai rempli le dernier rayon de ma première bibliothèque1, j’ai été pris d’une immense fatigue qui m’a éloigné des livres pendant trois mois. Je me fixe un seul objectif pour l’année prochaine, celui de lire la pile de bouquins accumulés au fil des derniers déplacements, ce qui devrait m’occuper pendant six bons mois.
Tim et Andy. Une fois n’est pas coutume, j’ai lu pour mon plaisir personnel avant de lire pour mes besoins professionnels. J’ai toutefois ouvert After Steve, le moins mauvais des nombreux ouvrages consacrés à Apple que j’ai lus, et Androids, le moins bon des rares livres consacrés à Google que j’ai lus. Tripp Mickle et Chet Haase prétendent écrire une histoire orale sans interroger ses principaux protagonistes, mais le journaliste habitué à lire entre les lignes le fait mieux que le développeur obligé d’être la voix de son maitre.
Des livres sur les réseaux sociaux. Mark Zuckerberg est prêt à parier Facebook et Instagram sur le concept fumeux de « métavers » (dont il est le seul utilisateur), Elon Musk est prêt à détruire Twitter pour une conception funeste de la « liberté d’expression » (dont il serait le seul bénéficiaire). Les sept années qui se sont écoulées depuis la publication de So You’ve Been Publicly Shamed semblent être une éternité, d’autant plus après ces sept derniers mois. Conspiracy pourrait être retitré « une histoire des réseaux dits sociaux et comment ne pas s’y laisser prendre », et l’on ne m’y reprendra plus. Ouvrez des blogs, bordel !
Sloan, l’été est Sloan. Après une mauvaise blessure et malgré les épisodes caniculaires, j’ai passé une partie de l’été au lit en compagnie de mon Kindle. J’ai lu plus de livres numériques que ma bibliothèque compte de rayons, dont la « brève » histoire de l’égalité de Thomas Piketty et les aventures culinaires d’Anthony Bourdain, ainsi que l’œuvre de Robin Sloan. J’en retiens Sourdough, qui a marqué un point d’inflexion dans ma conception des « critiques » littéraires, et m’a rappelé que les meilleures technologies procèdent de la nature avant de procéder de notre nature.
Café moka. J’étais venu pour acheter Tant que le café est encore chaud, je n’ai pas résisté à l’idée de repartir avec Le moine de Moka, et puis de traverser la rue pour acheter quelques sachets de grains africains. Les blagues les plus courtes sont les meilleures, j’aurais dû m’arrêter avant d’ajouter le Café sans filtre piètrement torréfié de Jean-Philippe Blondel. (Mais j’ai bu quelques fantastiques tasses cette année.)
Pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur : la moitié évanescente de Brit Bennett, les fictions hallucinantes de Jorge Luis Borges, les tentatives inépuisables de Georges Perec, la prose musicale de Gyrðir Elíasson, la poésie montagnarde de Fanny Desarzens, et puis la douce rudesse de Max Lobe. Le pire : les platitudes indigestes de David Foenkinos, le lyrisme ampoulé de Pierre Jourde, l’opera interrupta de Julia Kerninon, la tragédie grecque de Jennifer Saint, et puis la transphobie crasse de Chimamanda Ngozi Adichie. Je ne sais toujours pas quoi penser de Temps sauvages, et moins encore d’Ultramarins, et je suppose que c’est une petite victoire, parce que j’y repense souvent.
La classe écologique. Le candidat écologiste à l’élection présidentielle n’a pas franchi la barre fatidique des 5 % l’année même où ses partisans, ainsi qu’une bonne partie de l’intelligentsia parisienne, se sont pâmés devant le Mémo sur la nouvelle classe écologique qui devait être le dernier ouvrage de Bruno Latour. Ceci explique peut-être cela : le sociologue se méprenait lorsqu’il assure que la classe écologique « est bien de gauche », les écologistes se fourvoient lorsqu’ils prétendent incarner la seule théorie naturaliste valable. W. David Marx donne la clé dans son brillant Status and Culture : trop d’écolos préfèrent le(s) statut(s) aux convictions, et rabougrissent leur prétendue classe dans la pureté partisane, fruit d’un corpus que personne n’a lu. Ils en sont, à défaut de l’être, et je préfère l’être qu’en être.
Esquisses d’Espagne. Il m’aura fallu longtemps pour comprendre que le français n’est pas ma langue maternelle, mais Lydia Davis m’aura bien aidé avec son idée intrigante de plonger sans dictionnaire dans des ouvrages écrits dans des langues qu’elle ne parle pas. J’ai tout de même lu Indépendance en français2, mais promis, je lirai El castillo de Barbazul en espagnol. On fait pire professeur que Javier Cercas.
Qui a coïncidé avec la publication de mon deuxième livre de l’année, ce qui n’est assurément pas un détail. Après avoir écrit vingt-trois livres ces douze dernières années, sans compter ceux qui dorment dans mes tiroirs, je sens venir le besoin d’une année blanche. « Je déteste écrire, mais j’aime avoir écrit », comme ne disait pas Dorothy Parker. ↩︎
Et j’ai eu le plaisir de converser pendant quelques minutes avec Javier Cercas dans la même langue. ↩︎