Les pays nordiques ont jeté les bases de leurs systèmes sociaux après la Première Guerre mondiale et la pandémie grippale de 1918. Le New Deal répondait aux conséquences du krach de 1929. La France a fini de bâtir son État-providence au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Les États-Unis ont failli faire leur révolution verte après le choc pétrolier. Le commerce en ligne et les monnaies numériques ont pris leur envol en Chine pendant l’épidémie de SRAS.
Je ne dis pas « ceci s’est passé grâce à cela », mais bien « ceci s’est passé après cela ». La « réaction progressiste » aux crises est souvent surestimée, une corrélation illusoire qui agace les historiens et amuse les économistes, mais les crises sont souvent des moments d’inflexion. Alors que nous vivons des « moments intéressants », nous devons réfléchir à la direction que nous comptons prendre. Cette crise prouve que des choses réputées impossibles ne l’étaient pas :
- la généralisation du télétravail et du travail fractionné, la journée de huit heures interrompues par les caprices des petits chefs n’est pas une fatalité ;
- la restriction drastique des déplacements intra- et interurbains en véhicule individuel, il faut croire que l’on peut vivre sans bagnole ;
- l’établissement de réseaux de solidarité à l’échelle d’un immeuble ou d’une résidence, énième exemple de notre prédisposition pour la coopération et l’entraide, énième démonstration de la résilience dans le réseau ;
- le retour du silence, qui révèle la présence continue de la nature, dans les zones urbaines ;
- la prise en compte de l’importance vitale de la culture dans la vie d’une nation ;
- la prise en compte de l’importance vitale de l’autonomie intellectuelle et affective dans le vie d’un individu ;
- le déblocage de dizaines de milliards d’euros pour financer le système de santé public ;
- la création de milliers de milliards d’euros de subventions des banques centrales ;
- la solidarité des plus fortunés, qui ne sont pas nécessairement les plus riches, envers les moins chanceux ;
- la réponse coordonnée des États, à croire que l’on pourrait se mettre d’accord pour anticiper et atténuer les effets du dérèglement climatique.
Elle offre aussi un aperçu du pire :
- la tentation du gouvernement par ordonnances, sans le contrôle de la représentation nationale, en enjambant le pouvoir judiciaire, en muselant les médias, que le concept centenaire d’« union sacrée » justifierait ;
- la suspension de l’ordre juridique, qui encourage l’arbitraire policier et favorise l’encalminage bureaucratique, Fouché vaut décidément mieux que Pasteur dans notre cher pays ;
- le racisme systémique qui sévit au pied des HLM, il est évident que les gamins sortent parce qu’ils seraient mal élevés et naturellement rebelles, pas parce qu’ils vivent dans des taudis ;
- le « chacun pour soi » qui a vidé les rayons des supermarchés et rempli les hôpitaux des campagnes, les zozos qui ont pris la route entre le 13 et le 15 auraient des morts sur la conscience s’ils en avaient une ;
- la défaillance des réseaux qui permettent de soutenir les personnes vivant des situations domestiques douloureuses, ou affectées par des troubles psychiques, exacerbés dans ces conditions ;
- l’exploitation d’une caste de travailleurs manuels (dont je viens) pour le confort d’une caste de travailleurs de l’esprit (dont je suis1).
Je refuse de penser que la sortie (encore lointaine) du confinement est une fin. Ce n’est que le début. De quoi, ça…
In medias res
Blaise Pascal, Pensées, Divertissement n° 4/7 :
Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. […] De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement. De là vient que la prison est un supplice si horrible. De là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois de ce qu’on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs.
Regarder
Miles Davis : Birth of the Cool (Netflix). Un documentaire ennuyeusement conventionnel, pour un artiste qui a défié toutes les conventions, et terriblement verbeux, pour un musicien connu pour sa science du silence. Au milieu du film, Frances Taylor occupe un rôle central, et livre un témoignage poignant sur la violence sociale subie par le musicien et la violence privée infligée par son mari. Mais Stanley Nelson lui accorde la conclusion — “I don’t regret, I don’t forget, but I still love” — comme s’il fallait absoudre ce monstre de génie.
Écouter
Je n’ai pas abandonné mon idée d’écouter toutes les cantates de Bach, mais j’avais envie d’écouter des gens parler, et pas uniquement pour annoncer de mauvaises nouvelles. J’ai donc repris quelques-uns de mes podcasts favoris :
- 99% Invisible : faut-il que je me justifie ? ;
- 1857 : un podcast qui fut consacré aux outils d’écriture ;
- The Anthropocene Reviewed : parce que John Green ;
- Back to Work : le dernier survivant de la grande époque du réseau 5by5 ;
- Do by Friday : dou-bi-da-bou-dou, dou-ba, dou-ba ;
- Everything is Alive : allez écouter, je ne veux pas vous gâcher la surprise ;
- In Our Time : pour me consoler de la disparition de La Fabrique de l’histoire ;
- On Margins : parce que Craig Mod ;
- Outside/In : un podcast outdoor, mais pas OUTDOOR ;
- Rework : le podcast de Basecamp ;
- The Pen Addict : un podcast toujours consacré aux outils d’écriture ;
- Two Headed Girl : un podcast touchant sur le genre et la santé mentale ;
- Upgrade : le dernier podcast technologique auquel je suis encore abonné ;
- What Trump Can Teach Us About Con Law : me rappelle mes cours d’histoire constitutionnelle américaine.
Lire
J’ai ajouté Facebook : The Inside Story à ma liste de lectures en cours. Par ailleurs, je retiens ces articles :
- « “I’m Not An Epidemiologist But…": The Rise Of The Coronavirus Influencers » (Ryan Broderick, BuzzFeed News)
- « How Coronavirus Infected My Brain » (Jonathan Borichevskiy, Up and to the Right)
- « Writing or doing nothing » (Mateusz Urbanowicz)
- « Who Would Have Thought an iPad Cursor Could Be So Much Fun? » (Craig Mod, Wired)
- « La crise sanitaire incite à se préparer à la mutation climatique » (Bruno Latour, Le Monde)
- « Ancien chroniqueur religieux au Monde, Henri Tincq est mort » (Robert Solé, Le Monde)
Je suis de la classe ouvrière mais n’en suis plus, la méritocratie républicaine m’ayant « promu » dans cette petite classe moyenne qui ne part pas en vacances chaque été, mais achète des pâtes Barilla. (Ceux qui savent, savent.) Comment ne pas trahir mes racines, sans risquer la condescendance de mon nouveau groupe social ? Puis-je d’ailleurs le faire, ou bien cette rupture est-elle définitive ? Comme reconstruire des solidarités entre les classes, pour autant que l’on puisse encore parler de classes ? ↩︎