Quelques remarques au sujet de la présentation du 5 juin 2023.
Apple livrait ses systèmes avec une liste des fonctionnalités adaptées aux besoins de tout un chacun, Apple présente un produit avec une liste des personnes qui ne devraient l’utiliser sous aucun prétexte. Le casque Vision Pro est une machine à exclure : il faut voir des deux yeux et entendre des deux oreilles, il faut supporter les frottements du tissu et le poids du métal, il faut pouvoir tourner la tête et bouger les mains, il faut comprendre l’organisation spatiale des éléments pour profiter pleinement de visionOS. Seule la petite minorité qui ne sera jamais confrontée aux situations de handicap, ou croit qu’elle ne le sera jamais, pourra participer à cette nouvelle réalité. Je confirme que ce sera sans moi.
Moins un vecteur de transmission de l’information procède du corps, moins il encourage la sociabilité. La parole n’a aucun sens sans personne pour l’écouter, l’écriture a été inventée pour régler nos interactions sociales. La musique est éminemment sociale lorsqu’elle sort d’un instrument, lorsqu’elle est produite par une personne, mais éminemment égoïste lorsqu’elle sort d’un hautparleur ou d’un écouteur, lorsqu’elle est reproduite par une machine. Le photographe « vole » des images en se cachant derrière son appareil. Le casque Vision Pro finit de prouver la faiblesse de la vidéo et du jeu vidéo : pour assurer l’attention du spectateur, pour imposer les images qui défilent1, il faut procurer une « expérience immersive ». L’écran du cinéma est devenu celui du téléviseur est devenu celui du casque, il n’a cessé de se rapprocher en rapetissant, il ne peut plus être partagé pour qu’il ne puisse plus être contesté.
Pour rétablir une relation, il faut partager les contenus avec SharePlay et la médiation… d’une personnalité recomposée ! Apple prétend réinventer la réalité jusqu’à modéliser votre visage en trois dimensions pour concevoir une « persona » qui vous représentera pendant les téléconférences. La réalité devient très littéralement une fiction. Je confirme que ce sera vraiment sans moi.
Le casque Vision Pro utilise un système d’exploitation en temps réel — nul doute que les travaux sur les véhicules ont été utiles même s’ils n’ont pas été fructueux. On pourrait dire la même chose de la spatialisation sonore avec les AirPods, de la mise au point de Swift UI, des possibilités de personnalisation de l’Apple Watch, et bien sûr de la conception des puces Apple. C’est un jeu de billard à trois-mille bandes : Apple sait parfaitement exploiter son écosystème pour éprouver les technologies qui permettront son expansion, chaque avancée multiplie les chances d’une nouvelle avancée, sa force est exponentielle et son attrait irrésistible.
Les applications visionOS ne sont pas grand-chose de plus que des applications iPadOS… or les successeurs du casque Vision Pro finiront par évincer l’iPad2. La « vision » du casque est plus claire que celle de la tablette ne l’a jamais été : l’iPhone est un ordinateur personnel généraliste qui consomme beaucoup mais crée encore plus, le Mac est un ordinateur personnel spécialisé qui crée beaucoup mais consomme encore plus, le Vision Pro est l’ordinateur personnel généraliste aux usages spécialisés qui consommera énormément et devra prouver qu’il peut créer encore plus. L’iPhone a montré que l’ordinateur personnel voulait être mobile : le casque Vision Pro sera relégué au rang de « camion » lorsque des lunettes de réalité augmentée permettront de sortir avec une partie de ses fonctions.
Les AirPods et AirPods Pro3 peuvent suppléer les hautparleurs intégrés pour finir d’isoler l’utilisateur. Je suis étonné que le casque Vision Pro ne communique pas avec l’Apple Watch : la conductivité de la peau et le rythme cardiaque permettraient de juger le niveau d’immersion, l’écran ferait une « cible » supplémentaire pour améliorer le suivi des mouvements des mains, le bracelet pourrait former une « ancre » pour conserver des contrôles virtuels près de soi… Cela viendra, j’en suis certain.
Apple ne connait pas la question, mais fait le choix de la réponse technologique. Le budget de 3 500 € permet d’embarquer deux processeurs, quatorze imageurs, deux écrans microOLED affichant 23 millions de pixels, et je vous passe le reste de la liste de composants plus impressionnants les uns que les autres… qui n’empêchent pas de décrire ce casque comme un masque de ski avec un fil à la patte n’assurant pas plus de deux heures d’autonomie. Les technologies ne sont pas prêtes4, mais les grands acteurs de l’informatique sont absolument paniqués à l’idée de passer à côté de la prochaine révolution. Je ne suis pas certain que le futur puisse être invoqué à coup de milliards, mais je suppose que le meilleur moyen de le prédire est d’essayer de l’inventer.
Ce frisson eschatologique se manifeste dans le marketing de la peur. Après votre santé physique, Apple s’enquiert de votre santé mentale et veut détecter les signes de la dépression. Sans rire, elle s’est inquiétée de l’augmentation de la myopie infantile… trois minutes avant de présenter un produit mettant une paire d’écrans 4K à deux centimètres des yeux. Les nouvelles technologies résoudront les problèmes causés par les anciennes technologies sans causer des problèmes que les futures technologies devront résoudre, n’est-ce pas ?
Le casque accapare toute l’attention médiatique, mais les révisions annuelles des systèmes d’exploitation regorgent de petites nouveautés fort sympathiques. L’écran de verrouillage de macOS Sonoma, les widgets interactifs, les fiches de contact personnalisables, le cadran Snoopy !, le partage AirDrop d’un bump, entre autres, m’ont convaincu d’installer les versions de développement sans attendre.
Je suis déçu, mais pas surpris, que Stage Manager évolue peu. Derrière le branlage de mou de l’« informatique spatiale », Apple avance quelques idées intrigantes pour arranger les fenêtres et les tâches. J’espère qu’elles profiteront rapidement au Mac et à l’iPad — ce n’est pas parce que leurs écrans sont plats que leurs informations ne sont pas spatialisées.
On peut enfin passer des appels FaceTime depuis un Apple TV… en utilisant un iPhone ou un iPad comme « caméra de continuité ». Je dois pouvoir arrêter d’espérer une barre de son HomePod comportant une webcam.
Avec l’« audio adaptatif », qui n’est jamais qu’une forme de réalité augmentée, vous n’avez même plus besoin de retirer vos écouteurs pour discuter. Les normes sociales changent beaucoup plus rapidement qu’on le croit, ce qui devrait faire réfléchir les critiques les plus naïfs du casque Vision Pro…
Apple prouve que l’on peut passer deux heures sans prononcer les mots « intelligence » et « artificielle » dans la même phrase. Apple fait des produits (la transcription des messages laissés sur le répondeur, les nouvelles suggestions du clavier virtuel, les fonctionnalités d’extraction des sujets des images, la génération d’une voix de synthèse, la reconnaissance des animaux domestiques…) plutôt que des slogans. Ce serait presque rafraichissant.
Alors que vous vous faites votre film dans la tête lorsque vous lisez un livre, miracle infini de la lecture ! ↩︎
Qui, par une ironie mordante, a été une plateforme de développement de visionOS avec son capteur Lidar. ↩︎
Vous ne pouvez pas porter de casque (audio) AirPods Max en même temps qu’un casque (vidéo) Vision Pro. ↩︎
Tim Cook voulait des lunettes de réalité augmentée, mais faute de mieux, s’est contenté d’un écran externe reproduisant les yeux de l’utilisateur d’une manière directement sortie de mes pires cauchemars. ↩︎