Bernard Andrieu, philosophe, dans Libération :

L’augmentation du corps n’est pas une réparation, mais un remplacement d’une fonction ou d’un organe par un autre naturel ou artificiel. En retrouvant une bonne santé, une meilleure autonomie, une diminution de son handicap ou une multiplication de ses performances, le corps augmenté participe au rêve d’immortalité : mais la réalité technique de l’incorporation dans le corps biologique conduit aussi à des échecs comme à des progrès.

« Homme augmenté » ne veut pas nécessairement dire « cyborg » : le corps augmenté est déjà la norme, et il l’était bien avant l’apparition de l’informatique. Je crois même que l’on peut dire qu’une des caractéristiques de l’être humain est sa capacité à dépasser le corps par l’esprit, à défier la mortalité naturelle par son ingéniosité technique, à hybrider la chair et le métal.

Un homme préhistorique myope était un homme préhistorique mort ; les lunettes augmentent les capacités visuelles des humains défectueux et leur donnent une occasion de se reproduire depuis 7 à 900 ans. Il s’agit bien du « remplacement d’une fonction », et celui « d’un organe par un autre naturel ou artificiel » est une réalité depuis des dizaines d’années. Prothèses auditives, hanches artificielles, greffes et autres pacemakers font désormais partie de notre quotidien.

Notre esprit lui-même est le sujet de ces augmentations : le livre comble nos trous de mémoire1, la montre change notre rapport au temps. Les smartphones nous donnent un accès permanent à la conscience collective qu’est internet, une informatique mobile qui deviendra vestimentaire, puis cutanée, puis sous-cutanée. Béquilles physiques et béquilles spirituelles se confondront alors.

Le fait est que nous savons depuis longtemps « amélior[er] la durée des tissus, fonctions et matériaux biologiques, en prolongeant la quantité et la qualité de nos existences », sans nous rendre compte que notre angoisse face à la mort pourrait dériver vers la systématisation de l’euthanasie. Ce qui pose véritablement la question de l’identité et des normes sociales, c’est l’inverse. Qu’est-ce qui distinguera les machines humanisées des humains mécanisés ?

Plutôt que de poser des questions dont les réponses existent déjà, les philosophes feraient peut-être mieux de considérer cette problématique. Oui, elle relève de la science-fiction, oui, elle est tout à fait abstraite, oui, elle est l’apanage des romanciers et des scénaristes. Mais n’était-ce pas le cas des cœurs artificiels ou de la dématérialisation de l’information il y a encore peu ?


  1. Pour reprendre l’expression chère à Jean-Christophe Courte↩︎