Le « décryptage des manuels de 1e » (sic1) de SVT de la Fondation Jérôme Lejeune m’a appris, non sans une certaine stupeur, que le genre n’est rien de plus « qu’une théorie ». Certes, ces manuels2 sont loin d’être parfaits ; pire, ils sont sans doute dommageables. Mais le genre n’est pas qu’une théorie ; c’est un fait.
Une identité sexuée
Le cours de biologie est un pan important de l’éducation sexuelle des adolescents. Le manuel a dans ce contexte un rôle tout particulier : il donne à voir la transition de l’enfance à l’âge adulte en passant par l’adolescence et la puberté, il répond sans regard ni jugement aux questions que se pose l’élève expérimentant ces changements. Le cru 2011 des manuels de SVT porte le flanc à la critique en ne remplissant pas cette mission.
Le nombre de représentations scientifiques est extrêmement réduit, laissant l’élève face à l’image qu’il peut avoir de la sexualité — ou plutôt des organes sexuels primaires, qui concentrent toute l’attention de la production pornographique avec laquelle les jeunes de 16 ans sont désormais bien familiers3. Un biais de perception perpétué par ces manuels, qui réduisent la puberté au moment où les gonades deviennent fonctionnelles, en s’intéressant d’ailleurs moins à la production de gamètes (et donc à la reproduction) qu’à celui des hormones (qui en deviennent presque la seule différence entre homme et femme, le génome se faisant étonnamment discret).
Les caractéristiques sexuelles « secondaires » (pilosité, forme du corps, etc.) sont ainsi oubliées. On sort de ces chapitres avec la dérangeante impression que l’adolescent est réduit à son pénis ou à son vagin, voire conforté dans son impression qu’il s’agit de deux seuls organes importants dans la sexualité. Combinée aux ravages d’un nouvel hygiénisme qui bannit le poil et la chair, cette pornographisation de la sexualité4 ferme terriblement l’horizon de ces identités en construction.
Une identité genrée
Tous les manuels de SVT de 1re, le Hachette en tête, traite de la question du développement de l’identité et de l’orientation sexuelle par l’angle des gender studies — alors que le programme officiel n’en fait pas mention5. Un angle d’autant plus facile à attaquer qu’il se fonde sur des présupposés bancals ; mais les critiques sur le sujet sont elles aussi bancales. La Fondation Lejeune définit ainsi la « théorie du genre » :
La « théorie philosophique du genre », conceptualisée par la philosophe américaine Judith Butler au cours des années 1980, est issue de deux mouvances : celle du féminisme radical, qui considère que les femmes sont opprimées par les hommes alors qu’elles ne seraient en rien différentes ; celle du lobby homosexuel qui considère que l’hétérosexualité n’a aucune raison d’être la norme et qu’il n’y a pas de différence irréductible homme-femme par nature.
Les auteurs du « décryptage » de la Fondation ne sont visiblement pas allés plus loin que Wikipédia, qui véhicule la même conception erronée. C’est oublier que bien avant des féministes comme Butler, le psychiatre Robert Stoller s’est intéressé au regard social sur la définition de l’identité sexuelle par le biais du cas des transsexuels et travestis6. Les féministes américaines n’ont pas créé les études de genre, elles y ont adhéré, nuance de taille. Quitte à chercher du féminisme dans les études de genre, mieux vaut remonter au Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir : elle disait après tout qu’« on ne nait pas femme, on le devient. »
Les études de genre remettent en cause l’hétéronormativité, et donc la forme de société fondée sur la reproduction des cellules familiales nucléaires. On aurait pourtant tort de les réduire à une « théorie des six genres » qui met en minorité l’hétérosexualité (hétérosexuel masculin, hétérosexuel féminin, homosexuel masculin, homosexuel féminin, bisexuel, neutre). C’est bien mal comprendre les études de genre que de les restreindre à une vague théorie manipulée par les féministes et les homosexuels, et de les cantonner au strict champ de la biologie.
Ce champ de recherche étudie la distinction entre le sexe comme caractéristique physiologique et le genre comme ensemble de conventions sociales et de comportements construits à partir de cette caractéristique, à travers le temps et l’espace. Dit plus simplement, il s’agit de l’étude des rapports sociaux de sexes, comme l’on pourrait étudier les rapports sociaux de classes sociales ou de groupes ethniques. Il y a quelques années, la Revue d’histoire de l’Amérique française offrait un bon panorama des possibilités ouvertes par ces études dans le cadre de la recherche historique, bien loin d’une simple lubie de Californienne hippie7 :
La recherche n’a cessé depuis d’étendre sa curiosité, de la construction sociale des identités sexuées à différentes périodes historiques jusqu’aux processus d’affirmation et de diffusion des valeurs dites masculines (ou paternelles) et des valeurs dites féminines (ou maternelles), en passant par l’étude des comportements marqueurs d’identités sexuées, de la sexualité, de l’orientation sexuelle, de la culture populaire, des représentations artistiques, littéraires ou scientifiques de l’homme et de la femme, de la construction genrée de la nature, du paysage ou de l’environnement.
En résumé, les études de genre permettent de comprendre comment les normes sociales influent sur la signification de l’identité physiologique : c’est une grille de lecture supplémentaire des rapports sociaux. Par un effet de miroir déformant, elles ont favorisé le féminisme et les mouvements LGBT, parce qu’elles ont permis l’étude de minorités, alors que l’histoire est le récit des gagnants (et a donc longtemps été un récit masculin). Mais elles sont loin de s’y limiter : pour ne citer qu’un aspect du problème, il est difficile de nier que les stéréotypes et les normes sociales n’ont aucune influence sur l’expérience sexuée. Dit simplement, il est difficile de contester qu’« être une femme au XXIe siècle » est exactement la même chose qu’« être une femme au XIVe siècle ». La permanence physiologique est le sexe ; les différences culturelles, sociales, etc., sont le genre.
Une mauvaise critique… pas dénuée de fondements
Le genre n’est pas qu’une théorie, c’est un fait. Mais il n’a sans doute pas sa place dans un chapitre d’un manuel de biologie, tant il dépasse très largement le simple cadre de l’expression de la sexualité. Il devrait au contraire être une partie des programmes d’histoire et de philosophie, en lien avec les connaissances des élèves en matière de biologie, comme une des grilles de lecture des rapports sociaux. Notre système scolaire n’autorise malheureusement pas ces études transversales — et aujourd’hui, sexe comme genre sont mal traités/maltraités.
L’abréviation de « première » est « 1re » et non « 1e ». ↩︎
« Devenir homme ou femme » in Claude Lizeaux, Denis Baude (dir.), Sciences SVT • Physique-Chimie, Paris, Bordas, 2011. « Identité et orientation sexuelle » in J.-P. Bellier, Vincent Besnard et al., Sciences 1res ES/L, Paris, Hachette, 2011. « Être homme ou femme » dans Monique Dupuis, Régine Cance et al., Sciences 1res ES/L, Paris, Hatier, 2011. Je n’ai pas pu me procurer le manuel Nathan : Marc Jubault-Bergler, Valéry Prévost et al., Sciences Physique-Chimie • SVT, Paris, Nathan, 2011. ↩︎
Trois quarts des garçons et plus de la moitié des filles de moins de 13 ans déclarent avoir « vu de la pornographie ». Richard Poulin, Mélanie Claude, Enfances dévastées, II. Pornographie et hypersexualisation, L’interligne, coll. Amarres, Ottawa, 2008. ↩︎
Sur le sujet, voir par exemple Cindy Gallop, Make Love Not Porn, New York, TED Books, 2012. ↩︎
« Devenir femme ou homme : ce sera l’occasion d’affirmer que si l’identité sexuelle et les rôles sexuels dans la société avec leurs stéréotypes appartiennent à la sphère publique, l’orientation sexuelle fait partie, elle, de la sphère privée. » in Bulletin officiel de l’Éducation nationale, 30 septembre 2010. ↩︎
Robert Stoller, Sex and Gender : The Development of Masculinity and Feminity, Londres, Karnac Books, 1994 (1re édition : 1968). ↩︎
Olivier Hubert, « Féminin/masculin : l’histoire du genre » in Christine Hudon (dir.), Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 57, n° 4, printemps 2004, pp. 473–479. ↩︎