Sous le journal posé négligemment sur la table basse du salon ? Un livre1. Entre le canapé et le mur, de part et d’autre du lampadaire articulé ? Des caisses de livres2. Dans le tiroir de l’établi de la cuisine ? Un livre3. Dans le tiroir de la table de chevet ? Trois livres4. Entre ma pile de pulls et ma pile de tee-shirts ? Un coffret de livres5. Au fond du garage ? Des cartons de livres.
Le désherbage s’impose d’autant plus que j’ai retrouvé ma bibliothèque estudiantine, qui est certes pleine de souvenirs touchants et d’étranges obsessions, mais ne correspond absolument plus à mes besoins. Or les livres sont aussi, et peut-être surtout pour ce qui me concerne, des outils. Reste que cette opération est un crève-cœur : il faut une méthode pour ne pas sombrer dans la folie qui consisterait à se poser les mêmes questions dans six mois.
Sans suivre strictement la méthode IOUPI, j’ai décidé de me débarrasser :
- des monographies journalistiques, exemple typique des livres dans lesquels l’information vient mourir, très utiles sur le moment mais immédiatement obsolètes (le P de la méthode IOUPI). Les bouquinistes et les recycleries ne veulent d’ailleurs pas s’en encombrer.
- des manuels et monographies historiques, qui m’ont donné l’impression de mettre mes études en l’air, mais sont aujourd’hui dépassés (le I). J’ai seulement conservé les ouvrages de théorie littéraire et de philosophie, qui m’avaient beaucoup manqué, et la littérature asiatique, que je redécouvre après avoir frôlé l’overdose. Les autres, qui tiennent du fétiche pour la promesse d’un futur alternatif, partent au pilon.
- des livres médiocres (le O), que j’ai abandonnés en cours de lecture, ou qui ne m’ont pas laissé un souvenir impérissable. Les exemplaires en bon état seront confiés à une recyclerie.
- des livres que j’ai lus avec plaisir, et parfois relus, mais dont j’ai tiré tout ce que je crois pouvoir en tirer. Leur présence serait un poids plutôt qu’une joie. J’en ai offert certains à des amis, j’en laisserai d’autres dans des boites à livres, j’abandonnerai les meilleurs dans des lieux publics, et le reste sera recyclé. Une sorte de « rotation de fonds » à l’échelle personnelle, j’aime assez l’idée.
- enfin, quelques « beaux livres » qui n’ont jamais bougé des étagères où ils prennent la poussière, alors qu’ils conservent une certaine valeur marchande. Leur vente financera les prochains achats, je suppose.
À l’inverse, je n’ai jamais songé à me séparer :
- de ma minuscule collection d’ouvrages issus de la Pléiade, quel plaisir de lire Cervantès avec l’aide d’un appareil critique de premier ordre et de relire Orwell dans une nouvelle traduction fort enlevée, ou de chercher le sommeil en compagnie de Claudel et de Saint-Ex’.
- des livres de « grand format » que j’affectionne de plus en plus, particulièrement ceux de la collection « Le gout des idées » des Belles Lettres, ou les NRF aux titres délicieusement désuets glanées chez les bouquinistes.
- de vieux bouquins sans grande valeur monétaire mais d’une incroyable richesse documentaire et matérielle, comme un ouvrage de 1925 sur l’invention de l’imprimerie en Chine6 trouvé au fin fond des rayons d’une boutique Emmaüs, ou une édition de 1884 de la Vie des Romains reliée au lycée Louis-le-Grand.
- des poches déglingués à force d’avoir été lus et relus et rerelus.
Après deux jours de désherbage, j’ai « écarté » plus de 140 livres, environ un quart de ma bibliothèque. Je les retiens avec mes notes de lecture, comme ils sont retenus par les fils de l’intertextualité. Ce grand ménage est aussi l’occasion d’interroger mon rapport à l’objet-livre. Si « le livre numérique est le successeur du livre de poche comme meilleur vecteur de transmission synchronique », le meilleur livre jetable en quelque sorte, alors c’est un antidote au glyphosate.
Ce désherbage n’aurait jamais dû concerner des livres récents, parce que j’aurais dû acheter leur version numérique, plus adaptée à la lecture utilitaire. Même si ces titres n’ont qu’une valeur patrimoniale toute relative, j’en conserve une copie déplombée, et je suis encore loin de vouloir désherber de ma bibliothèque Calibre. Cette idée peut sembler absurde, mais elle pose la question de la nature même d’une bibliothèque, et de celle de ma bibliothèque.
Je ne veux pas d’une bibliothèque que j’ai lue, qui serait d’une absolue tristesse et d’un infini ennui, mais d’une bibliothèque que je veux lire, qui est pleine des livres que je vais probablement relire dans les mois ou les années ou les décennies qui viennent et de ceux que je vais assurément acheter dans les mois et les années et les décennies qui viennent. Je veux vieillir avec ma bibliothèque, mais pas qu’elle vieillisse avec moi. Et puis ma véritable bibliothèque n’est pas sur mes murs, elle est dans ma plume, qui s’affute au contact de mes lectures.
Raymond Carver, What We Talk About When We Talk About Love, Vintage, New York, 2009 (1981). ↩︎
La première édition de la Jeunesse de Picsou en français et une édition à dix francs des Fleurs du mal, parmi les ouvrages depuis le plus longtemps en ma possession. Les classiques de la littérature française au format poche, qui ont fait la culture littéraire de mon adolescence. Une sélection de deux millénaires et demi de philosophie, trace de mon passage en classe prépa. Une vingtaine d’ouvrages japonais, comme une respiration entre deux manuels d’histoire nord-américaine. ↩︎
Georges Bugnet, La forêt, Les éditions des plaines, Winnipeg, 1984 (1935). ↩︎
Kazuo Ishiguro, Klara et le soleil, Gallimard, Paris, 2021. Pablo Servigne, Raphaël Stevens, et Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible, Le Seuil, Paris, 2018. Sylvain Venayre et Pierre Singaravélou (dir.), Le magasin du monde, Fayard, Paris, 2020. ↩︎
Douglas Adams, The Complete Hitchhiker’s Guide to the Galaxy Boxset, Pan Books, Londres, 2020. ↩︎
Thomas Francis Carter, The Invention of Printing in China and Its Spread Westward, Columbia University Press, New York, 1925. ↩︎