Officiellement, le Relais de l’Abloux était un bistrot de campagne coquet à la nourriture occasionnellement mangeable, faisant aussi office de relais de poste et de dépôt de pain. En fait, ce n’était rien d’autre qu’un rade où les ouvriers agricoles venaient s’abrutir au pastis ou au gros rouge qui tache.
Je n’ai rien contre les paysans — Jean-Paul, René et les autres m’ont appris plus que n’importe quel prof — mais j’ai une dent contre les ivrognes. Ceux-là étaient les clients de mon père, alors je me réfugiais en cuisine, aidant à la préparation de plats occasionnellement mangeables. Sous les regards assassins de ma harpie de belle-mère et de ses ânes bâtés de rejetons.
Ils n’étaient pas le problème. J’étais le problème, incapable de prendre la bonne décision. J’ai heureusement décidé un beau matin de ne plus y remettre les pieds, et tant pis pour mon père qui n’avait qu’à comprendre, ou même simplement écouter. Le Relais de l’Abloux a fermé avec pertes et fracas quelques mois plus tard (il a depuis été repris) et ne m’a jamais manqué.
Officiellement, Twitter est « un réseau d’informations en temps réel » débordant « [d’]idées, [d’]opinions, et [d’]actualités ». En fait, ce n’est rien d’autre qu’un immense comptoir de café où l’on s’abreuve de nouvelles comme des meurt-de-soif et où l’on refait le monde comme des soûlons, mais sans pastis ni gros rouge qui tache.
Je ne peux pas en partir — je ne veux pas en partir : c’est un excellent outil de veille, bien plus performant que tous ceux venus avant lui. Mais de la même manière que j’esquivais les rougeauds de Sacierges-Saint-Martin, je peux sans doute éviter les piliers de comptoir qui meuglent à coups de hashtags, les aigris qui viennent taper le carton avec les grincheux, et les harpies qui surveillent les allées et venues avec Hootsuite.
Ils ne sont pas le problème, et il n’y a aucune différence de nature entre le Relais de l’Abloux et Twitter. Ce sont tous les deux des lieux de sociabilité, soumis aux mêmes aléas et sur lesquels j’ai le même pouvoir. Comme celui de tourner les talons et de fermer la porte derrière moi. Et d’aller me resservir un thé.