Restez chez vous, et
La normalité de la situation, pour autant que la restriction des déplacements de 67 millions de Français puisse sembler normale, m’effare. Je venais de me verser un deuxième café quand j’ai publié ce tweet1 :
Des enfants rigolent, un voisin joue du piano, mon café fume, mon papier s’écrit tout seul. Je crois que je pourrais m’y habituer.
Je ne pensais pas provoquer l’ire immédiate d’un « soignant » anonyme2, qui a pris mon apparente insouciance comme un manque de respect impardonnable. Je sais son sacrifice. Ma propre mère et mon propre frère sont eux-mêmes au front, puisqu’il faut désormais user de métaphores guerrières, sans munitions ni bouclier, auprès des personnes les plus vulnérables.
J’ai passé le weekend à organiser les télécommunications d’une communauté d’un petit millier de personnes. J’ai aidé deux entreprises à mettre en place le télétravail. Je ne peux rien faire de plus, à part rester chez moi pour faire mon métier et aider mes collègues à faire le leur. Les journalistes ne sont pas complètement inutiles dans ces conditions.
Mais je ne crois pas que la mortification solidaire fasse avancer les choses. Sans faire du roman, je crois qu’il faut aussi trouver de petites joies dans ces conditions. Je crois qu’il faut aussi manier la carotte, puisque le Français a la tête plus dure que le bâton. Il ne faut pas répéter « restez chez vous » comme un mantra. Il faut crier « restez chez vous, et ».
Restez chez vous, et nettoyez votre porte-fenêtre en PVC, que vous voulez décrasser depuis trois mois, mais vous trouvez toujours une bonne excuse pour remettre ça au weekend prochain.
Restez chez vous, et écoutez les cantates de Bach, même si vous n’aimez pas le classique.
Restez chez vous, et retrouvez vos chaussettes orphelines. Profitez de l’occasion pour apprendre à les repriser, vous allez voir, c’est amusant comme tout.
Restez chez vous, et quittez votre navigateur avant de confirmer votre panier Amazon, vos bibliothèques débordent de livres que vous n’avez jamais ouverts, et les livreurs ont besoin de souffler.
Restez chez vous, et remettez-vous à la guitare, mais fermez les fenêtres, vos voisins vous remercient.
Restez chez vous, et dormez. C’est bien aussi, de dormir.
Restez chez vous, et prenez le temps de préparer un vrai bouillon avec les légumes qui menacent de pourrir et les restes du poulet rôti, je ne peux rien vous souhaiter de meilleur.
Restez chez vous, et passez enfin la troisième page de la copie de Guerre et paix que vous trainez depuis le lycée, il parait que c’est un bon bouquin.
Restez chez vous, et téléchargez l’application Nike Training Club, c’est fou comme on peut se faire mal sur un tapis de yoga.
Restez chez vous, et organisez un apéro sur FaceTime.
Restez chez vous, et utilisez les sachets de thé qui parsèment le fond de votre boite en fer blanc imitation affiche parisienne du 19e siècle.
Restez chez vous, et contactez les autorités sanitaires pour savoir comment leur remettre les masques FFP2 que vous avez achetés en dépit du bon sens.
Restez chez vous, et appelez le meilleur ami que nous n’avez pas vu depuis votre déménagement à l’autre bout de la France. Même si vous êtes taillé comme une armoire à glace, surtout si vous êtes taillé comme une armoire à glace, gardez une boite de mouchoirs à portée de mains.
Restez chez vous, et regardez The Irishman. Ou prétendez que vous avez regardé The Irishman, mais en fait vous avez re-re-revu Mon voisin Totoro, comme tous ceux qui disent avoir vu The Irishman.
Restez chez vous, et rendez-vous compte que vous n’avez probablement pas besoin de sortir trois fois par jour sous des prétextes plus ou moins fallacieux. Restez chez vous, et ouvrez vos fenêtres à 20 h pour applaudir les personnels soignants, mais aussi la boulangère qui est le dernier rempart avant la fin de la civilisation française, mais aussi le chauffeur de bus qui dépose les infirmières devant l’hôpital, mais aussi la caissière de supermarché qui est la véritable héroïne de cette histoire, mais aussi tous ceux que j’oublie et qui ne peuvent pas rester chez eux. Restez chez vous, et prenez soin de vous, pour prendre soin d’eux.