La République tuera la démocratie
Les républiques illibérales de l’Europe centrale, héritières ironiques des Républiques soi-disant populaires, montrent comment les structures républicaines peuvent être réinvesties pour trahir les idéaux démocratiques. Les pseudorépubliques russe et chinoise prouvent à quel point république et démocratie sont déconnectées. La république est une apparence. La démocratie est une pratique.
La mauvaise polémique autour des propos tenus par Audrey Pulvar sur les réunions « non mixtes » organisées par l’UNEF finit de prouver la faillite morale du Parti socialiste, et jette la lumière sur les zones d’ombres du pacte républicain. La France est « une République indivisible », qui « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion »1. Mais notre République ne cesse de distinguer selon l’origine, la « race », la religion.
Le Français et l’étranger2, l’agnostique et le chrétien, le Français et la Française3, le conservateur et le libéral, le bon Français et le mauvais Italien4, l’industriel et le banquier, le bon Français et le mauvais Juif5, l’ouvrier et l’artisan, le bon Français et le mauvais Espagnol6, l’étudiant dilettante et le policier soldat, le bon Français et le mauvais Algérien7, l’automobiliste et l’être humain normalement constitué, le bon Français et le mauvais musulman… La République française s’est construite sur la division.
La république administrative déteste le peuple protéiforme : elle n’aime rien mieux que les catégories socioprofessionnelles qui peuvent être organisées et réorganisées pour assurer la bonne marche de l’État. Passées à la moulinette du capitalisme financier qui finance et régule le jeu politique, elles deviennent des segments et des audiences. Les citoyens-consommateurs ne font plus corps, alors ils sont objets, bonnets rouges ou gilets jaunes.
Ces réunions « non mixtes » sont démocratiques : c’est la chose d’un peuple opprimé, conscient de son existence, qui discute des moyens de son émancipation. Ces réunions sont la faillite de la République française : elle ne sait plus concevoir les minorités, elle ne sait plus fabriquer la majorité. Un président peut être élu sans l’assentiment de 66 % du corps électoral8, mais la moindre velléité protestataire est considérée comme un péril mortel.
Les tenants les plus naïfs – ou les plus cyniques – de l’universalisme font mine d’être dupes. L’universalisme n’est plus la recherche d’un horizon commun par-delà nos différences, mais la recherche du plus petit dénominateur commun. La République française ne cherche plus à faire progresser les libertés dans ses frontières, mais à préserver ses structures. La République travaille pour l’apparence républicaine — au risque de piétiner la pratique démocratique.
Article 1er de la Constitution française du 4 octobre 1958 dans la version en vigueur depuis le 2 mars 2005. ↩︎
Sophie Wahnich, L’impossible citoyen : l’étranger dans le discours de la Révolution française, Paris, Albin Michel, 2010. ↩︎
Anne Verjus, Le cens de la famille : les femmes et le vote (1789-1848), Paris, Belin, 2002. ↩︎
Gérard Noiriel, Le massacre des Italiens, Paris, Fayard, 2018. ↩︎
Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris, Seuil, 2014. ↩︎
Serge Barba, De la frontière aux barbelés : les chemins de la Retirada (1939), Perpignan, Trabucaire, 2009. ↩︎
Raphaëlle Branche, Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? : enquête sur un silence familial, Paris, La Découverte, 2020. ↩︎
En 2017, Emmanuel Macron a été élu avec 20,74 millions de voix sur 47,58 millions d’inscrits. ↩︎