Project Glass : l’informatique, c’est bientôt fini pour moi
L’une des sociétés les plus opaques du monde est la première à vouloir s’incruster de manière permanente dans le champ de vision de l’homme. Shady/shades, une force invisible imposant sa vision, quelle ironie ! L’amateur de science-fiction que je suis ne peut néanmoins s’empêcher d’esquisser un sourire en coin tout au long de la vidéo de présentation du [projet Glass de Google[x]]1.
Certains diront sans doute que c’est un pas de trop vers un monde déshumanisé où la technologie a pris le dessus. J’ai toujours eu l’impression que le wearable computing était au contraire la forme la plus parfaite de technologie, une technologie ubiquiste libérant l’homme de la manipulation pour lui permettre de revenir vers les interactions — avec la machine certes, mais aussi avec l’homme. Je ne fais pas non plus partie du camp considérant que les réseaux dématérialisés affaiblissent la société : en établissant de nouveaux nœuds et en rendant les connexions plus faciles, ils renforcent au contraire les liens et multiplient les possibilités d’interactions. Des interactions dont la forme est certes différente, mais qui conservent la même nature, profondément humaine et spontanée, tordant même les outils : les utilisateurs de Twitter ne sont pas pliés à sa structure, mais ont personnalisé le réseau social selon leurs besoins de communication, l’obligeant à évoluer plutôt que se forçant à évoluer.
S’il fallait avoir peur de l’impact de la technologie et des réseaux, c’était bien avant les smartphones, bien avant même l’ordinateur personnel — mais à l’époque, le positivisme ambiant n’a soulevé que peu de questions hors du cercle des tout meilleurs auteurs de science-fiction. Non, ces lunettes ne sont que l’étape logique suivant les smartphones : elles sont elles aussi connectées en permanence au réseau, elles sont elles aussi une « extension » de facto de la personnalité de leur utilisateur. La seule différence est qu’elles se portent et se manipulent encore plus naturellement que les écrans tactiles. Je crois donc volontiers le testeur qui dit que ces lunettes « permettent à la technologie de s’effacer. » C’est le principe même du wearable computing et l’informatique pervasive, un mouvement non seulement irréversible, mais déjà en place : votre montre, votre thermostat, et votre réfrigérateur sont déjà « intelligents ».
Pourtant, ces lunettes me gênent pour ce qu’elles annoncent. Elles consacrent le triomphe du nuage et de l’hyperconnectivité, corolaire de l’échec du libre. Pire, elles consacrent le triomphe d’un capitalisme que l’on porterait sur soi et qui ne pourrait plus être régulé par l’État. Le cloud computing est un rêve de commercial : des données centralisées, fermées, inaccessibles, et finalement louées par leurs propriétaires et créateurs qui échangent leur liberté contre la commodité du partout-tout-le-temps. Ces lunettes, c’est la mise en boite de la réalité, qui devient la réalité by Google (ou by Apple, by Microsoft, etc.), c’est la fin de sérendipité, c’est la fin de l’individualité. Certes, je peux les enlever, mais qui le fera ? Cette vidéo annonce la couleur : vous connecter au monde selon Google est la première chose que vous faites en ouvrant les yeux, et la seule chose que vous faites jusqu’au soleil couchant. Toute votre vie est passée à travers le filtre des services de Google.
In fine, ces lunettes annoncent la fin de l’humanité telle que nous la connaissons : le wearable computing est la dernière étape avant le transhumanisme, l’« amélioration » de l’homme par la science et les techniques. Babak Parviz, un des créateurs du projet Glass, est spécialiste de bionanotechnologie, et a récemment travaillé sur une lentille de contact à électronique embarquée. Un pas de plus avant l’intégration des circuits dans la rétine1.
Jean-Claude Guillebeau voit dans le transhumanisme une forme de néopudibonderie : « un peu partout, le corps est ainsi présenté comme une vieillerie encombrante, symbole de finitude, de fragilité et de mort. »2 Mon rejet du transhumanisme tient sans doute d’une vague morale teintée de religion, mais peut-être plus encore d’un rejet de la logique capitaliste poussée à son extrême. Le transhumanisme, l’amélioration du corps humain conçue pour son élévation spirituelle, m’apparait paradoxalement comme l’outil parfait pour maximiser le rendement humain, puis pour institutionnaliser l’euthanasie une fois la machine humaine épuisée. Je cite, pour subvertir sa pensée, Jacques Attali :
Je crois que dans la logique même du système industriel dans lequel nous nous trouvons, l’allongement de la durée de la vie n’est plus un objectif souhaité […] Pourquoi ? Parce qu’aussi longtemps qu’il s’agissait d’allonger l’espérance de vie afin d’atteindre le seuil maximum de rentabilité de la machine humaine, en termes de travail, c’était parfait. Mais dès qu’on dépasse 60/65 ans, l’homme vit plus longtemps qu’il ne produit et il coute alors cher à la société […] Du point de vue de la société, il est bien préférable que la machine humaine s’arrête brutalement plutôt qu’elle se détériore progressivement. Michel Salomon, L’avenir de la vie, Paris, Seghers, 1981, p. 270.
Ces lunettes, cette forme de transhumanisme grand public, c’est le premier pas vers la mécanisation de l’homme pour augmenter son rendement, son efficacité, son « temps de cerveau disponible ». Dégager du temps pour les loisirs pourquoi pas, mais ces loisirs sont partie prenante d’un système économique prédateur. Ces lunettes, c’est le premier pas vers la négation de l’homme, qui s’est abandonné à la machine par peur de sa dépression, de son image dans le miroir, de son impuissance face à la mort. Une mort qui sera repoussée pour rendre l’homme plus productif plus longtemps, mais qui est inéluctable.
Et donc ces lunettes sont le premier pas vers un moment que j’ai toujours redouté : le moment où l’informatique, ce sera fini pour moi.
Je ne pouvais pas la manquer : « au moins, on pourra vraiment dire que c’est un Retina Display ». ↩︎
Jean-Claude Guillebaud, « La pudibonderie scientiste », Études, vol. 414, no. 4 (avril 2011), pp. 463–474. ↩︎