De l’onanisme capitaliste et autres divagations
Les ânalystes et les éditorialistes se paluchent sur la capitalisation boursière d’Apple, qui a dépassé 2 000 milliards de dollars, deux ans après avoir franchi le cap symbolique du billion de dollars. Cette frénésie orgiaque m’inspire deux réflexions sans grand intérêt.
Les trois plus grandes entreprises de l’histoire racontent les premières secousses du système financier mondialisé sur fond de colonialisme1. La South Sea Company, 4 500 milliards de dollars2 avant la bulle de 1720, avait obtenu le monopole britannique du commerce des esclaves africains avec les colonies espagnoles. La Compagnie du Mississippi, 6 500 milliards avant l’effondrement du système de Law, possédait le monopole du commerce entre les colonies françaises du continent américain et des Antilles.
Un siècle plus tôt, la Vereenigde Oostindische Compagnie avait inventé le modèle de la société anonyme avec appel public à l’épargne, déjà avec le monopole du commerce dans les colonies, cette fois néerlandaises. Mais elle a fait ce qu’aucune autre entreprise n’avait encore réussi, et n’a jamais reproduit depuis, en formant un empire colonial privé qui lui donnait la stature et les prérogatives d’un État. À son apogée à la fin du XVIIe siècle, elle pesait plus de 8 000 milliards de dollars.
Les intelligences artificielles de Google et de Facebook sont des réseaux d’exploitation de la masse des travailleurs du clic des colonies numériques3. Amazon s’est arrogé un quasi-monopole du commerce des marchandises fabriquées par les pauvres de là-bas, expédiées et livrées par les pauvres d’ici mais d’ailleurs, achetées par les pas-vraiment-riches de chez nous.
Les cinq premières capitalisations boursières américaines défendent la libre circulation, ou plutôt le visa H-1B, qui assure un flux constant des esprits les plus brillants de pays qui n’en finissent plus d’émerger. Les grandes déclarations de Tim Cook rebondissent sur la muraille de Chine, les principes valent moins que la main-d’œuvre, qui n’est déjà pas chère. Le cours de l’action Apple ne s’est jamais aussi mieux porté que depuis qu’elle emprunte des dizaines de milliards pour rémunérer ses investisseurs.
Les trois plus grandes entreprises suivantes – Saudi Aramco, PetroChina, Standard Oil – racontent la dépendance du « monde moderne » aux dérivés du pétrole. Google et Facebook exploitent les bases de données qui sont censées être les nouveaux champs de pétrole. Amazon et Microsoft les raffinent mieux que personne dans leurs immenses fermes de serveurs. Apple vend les appareils qui les consomment. D’une drogue à l’autre4.
Ces deux coïncidences, loin de moi l’envie d’établir un lien de cause à effet, m’amusent au plus haut point. Et par « m’amusent », je veux dire « me dépriment ».
Fernand Braudel, La Dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, 2014 (1977). ↩︎
Ce montant, et les suivants, sont ajustés à l’inflation. ↩︎
Antonio Casilli, En attendant les robots, Paris, Le Seuil, 2019. ↩︎
Que les choses soient bien claires : ces cinq sociétés sont loin de former une alliance objective, et le concept de GAFA(M) est spécieux et paresseux. Deux à deux, elles peuvent parfois se rejoindre, comme Microsoft et Google autour d’Android, ou Amazon et Apple autour du commerce de biens et services à forte valeur ajoutée. Mais pour que le modèle de Google et Facebook s’impose, celui d’Apple (et, dans une moindre mesure, celui d’Amazon) doit disparaitre. Le jour où la croissance du marché ne pourra plus être répartie entre ces entreprises, et Facebook décroche déjà, sera le jour où commencera une bataille à mort entre ces titans. ↩︎