Lentement (8)
Je suis écœuré par la violence des réactions à mes articles sur l’ergonomie et l’accessibilité de l’attestation de déplacement dérogatoire1. Il a fallu quinze jours pour que le gouvernement se souvienne que 2,5 % des Français étaient aveugles ou malvoyants, et qu’il leur permette de sortir avec une carte d’invalidité, puisqu’ils ne pouvaient — et ne peuvent toujours — pas remplir correctement l’attestation2. Il a fallu attendre le 2 avril pour que le président annonce des aménagements des règles du confinement pour les 600 000 adultes et 100 000 enfants autistes, parce qu’il est évident qu’ils existent uniquement pendant la « journée mondiale de la sensibilisation » qui leur est dédiée.
Voilà pourquoi je parle de « faillite de la conception des services publics ». Je ne pense pas que les développeurs de la DNUM/SDIT du ministère de l’Intérieur sont particulièrement incompétents3. Je crois que nous sommes face à un problème profond de culture. Puisque le dispositif du confinement ignore l’existence même des handicaps, les attestations sont naturellement inaccessibles. L’obligation d’accessibilité s’impose depuis quinze ans, le RGAA existe depuis onze ans, mais la norme légale n’est pas encore une norme sociale. Pas même dans le microcosme des administrations centrales.
Sauf qu’à coup de milles et de millions, c’est un Français sur six qui porte une forme de handicap4. L’accessibilité n’est pas un détail. Au quotidien, l’inaccessibilité des services publics affecte les droits de douze-millions de Français. Dans les conditions exceptionnelles du confinement, elle plonge des centaines de milliers de Français dans la confusion. En pleine pandémie, elle en a probablement tué quelques-uns. Et il faudrait attendre que ça passe, le doigt sur la couture du pantalon ? « Écœurant », le mot est encore trop faible.
Regarder
Frozen 2 (Disney). Parce qu’il le fallait bien.
Écouter
Mozart : Requiem (London Symphony Orchestra/Sir Colin Davis). Certains ont des envies de meurtre, j’ai des envies de mettre « Dies Irae » à fond pour couvrir les gamines qui prennent mon plafond pour un trampoline. Je dois le confesser, je rouspète souvent… parce qu’elles ne font pas assez de bruit !
Across the Universe (Al di Meola). Parfois, deux aigles font une dinde.
Sister (Puss N Boots). Je suis fasciné par le virage americana de Norah Jones, avec les Littles Willies puis Puss N Boots, alors qu’elle aurait pu continuer à pianoter et chantonner dans le sillage de Diana Krall. Sister ne changera pas la face du monde musical, mais possède une qualité sincèrement imparfaite qui est profondément touchante. Ce serait le parfait album pour sonoriser un road trip… si j’avais le permis de conduire et que nous pouvions mettre le nez dehors.
Bach : The Secular Cantatas (Bach Collegium Japan/Masaaki Suzuki). Avant d’aborder les cantates « sacrées », je me suis rincé le palais avec les cantates « profanes ». J’ai pris le parti de les écouter comme les tubes qu’elles furent. Tönet, ihr Pauken! Erschallet, Trompeten! (BWV 214) est un tour de force qui vaut n’importe quel hit interplanétaire, Ich bin in mir vergnügt (BWV 204) reste d’une confondante actualité5, et la « cantate du berger » Entfliehet, verschwindet, entweichet, ihr Sorgen est un délice sirupeux.
Lire
À ma grande surprise, je peine à trouver du temps pour lire, et n’ai donc toujours pas terminé Facebook: The Inside Story. Visiblement, je ne suis pas le seul à souffrir de ce problème. Par ailleurs, je retiens ces articles :
- « La crise du coronavirus signale l’accélération d’un nouveau capitalisme, le capitalisme numérique » (Daniel Cohen/Antoine Reverchon, Le Monde)
- « Unfair trade » (Benjamin Y. Fong, The Outline)
- « The Hollow Politics of Minimalism » (Jillian Steinhauer, The New Republic)
- « Please don’t stick to tech » (Greg Whitworth)
- « La catastrophe comme produit culturel » (Thibaud Croisy, Contrebande)
- « The Eerie Beauty Of The Apple Watch Solar Face, And The Anatomy Of Nightfall » (Jack Forster, Hodinkee)
- « Les connards qui nous gouvernent » (Frédéric Lordon, La pompe à phynance)
« Attestation de déplacement : une faillite du design des services publics » pour les problèmes posés par l’attestation dérogatoire (iGeneration, 30 mars 2020), « Attestation numérique : des problèmes de conception… et de matériel sur le terrain » pour les problèmes posés par l’attestation numérique (iGeneration, 6 avril 2020). Je ne pointerais pas du doigt tel tweet ou tel courrier électronique — disons simplement que l’on parle d’insultes et d’injures handiphobes, un délit qui peut être puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende, et d’une petite cabale organisée par une clique de mecs blancs furieux que j’ai osé citer une spécialiste de l’accessibilité numérique qui remet en cause leurs certitudes, ce n’est pas un délit mais cela vaudrait bien une paire de claques. ↩︎
Le formulaire PDF n’est pas complètement accessible. Les associations ont rapidement fourni des versions adaptées de l’attestation, mais les nouvelles dispositions ne règlent pas les problèmes rencontrés par les personnes qui voient très mal, mais pas encore assez pour rentrer dans la définition légale de la malvoyance. ↩︎
Au contraire : leur reprise du projet d’un développeur lyonnais montre leur pragmatisme, et la liste des issues sur Github montre leur réactivité. Que je sois dépité par l’état initial du « produit » ne m’empêche pas d’être confiant pour la suite. ↩︎
Selon les enquêtes « Handicaps-Incapacités-Dépendance » (2001) et « Handicap-Santé » (2008-2009), ainsi que les tableaux de l’économie française (2020), de l’Insee. ↩︎
« Ich bin in mir vergnügt » pourrait être traduit par « je suis satisfait en moi-même » de manière très littérale, ou « je me contente de mon sort » de manière plus littéraire. ↩︎