Notes

Débrancher, c’est abdiquer

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Paul Miller annonce qu’il ne compte pas se connecter à internet pendant les 365 prochains jours : « At midnight tonight I will leave the internet. I’m abandoning one of my “top 5” technological innovations of all time for a little peace and quiet. If I can survive the separation, I’m going to do this for a year. Yeah, I’m serious. » La belle affaire !

La démarche de Paul n’a rien de nouveau : elle fait écho à celle de James Sturm, imité quelques mois plus tard par Thierry Crouzet. Mais Paul est journaliste pour un des plus grands sites d’information technologique du monde, The Verge, James pigeait pour Slate pendant sa déconnexion, et Thierry a débranché avec un contrat d’édition au bout du fil. J’ai du mal à croire à la sincérité de ces personnes qui n’ont jamais parlé aux centaines d’adeptes anonymes du digital sabbatical et pour qui la déconnexion n’est qu’un business comme un autre.

L’hypocrisie ne s’arrête pas là : pendant sa « déconnexion », Paul va continuer à écrire pour The Verge. Il explique qu’il ne veut pas « utiliser indirectement internet » ou « faire utiliser internet à quelqu’un » à son profit, mais c’est précisément ce qu’il va faire dès qu’il va remettre un papier au SR qui sera chargé de le relire… et de le mettre en ligne. Il continuera à participer aux podcasts et aux émissions organisés par son employeur, et ne sera donc jamais de facto tout à fait déconnecté. James avait au moins eu le courage d’avouer qu’il avait triché, directement et indirectement.

La déconnexion me parait être une solution de facilité : au lieu de s’attaquer à la racine du problème, elle traite un symptôme. Loin d’être révolutionnaire, elle est réactionnaire. Comme Paul, Thierry justifiait sa démarche par un trop-plein face à la surcharge informationnelle : « quand on est sur le net, on ne s’ennuie jamais, il y a toujours quelque chose à faire, quelque chose à voir, et si on ne sait pas quoi faire, il suffit de se brancher sur Twitter et ça défile, on va trouver quelque chose à faire. »

La réponse n’est pas la déconnexion brutale, c’est une réflexion sur le pourquoi du trop-plein et comment du juste-assez, encore et toujours cette définition du minimalisme qui a mes faveurs. Paul a une phrase révélatrice de l’inadéquation profonde de la déconnexion : « je suis certain qu’internet a envahi des endroits où il ne devrait pas être. » Mais internet n’a pas de volonté propre ! Pour beaucoup, mon nécessaire à thé n’aurait sans doute rien à faire sur mon bureau. Pour moi, il s’agit d’un outil à ma disposition, et il y a une raison pour qu’il soit à ce moment précis sur mon bureau et nulle part ailleurs.

Internet n’est ni une entité ni un lieu — c’est un outil, un outil au service des entités que nous sommes dans le lieu qui accueille notre brève existence. C’est un moyen et non une fin1. « C’est comme si un charpentier se séparait de son marteau pour qu’il l’utilise trop », ironise Brian Lam… sur Twitter : « connais tes outils, utilise tes outils, donne un sens à ta vie ». Paul, James et Thierry voient la déconnexion comme une fin en soi, ce qui la rend vaine.

Je me suis remis à lire des livres du début à la fin. Je me suis rendu compte que je ne lisais plus de livres. J’en achetais toujours autant, mais ils restaient dans la bibliothèque. […] Oser plonger dans la pensée de quelqu’un, accepter des moments où il nous ennuie un peu, pour arriver à trouver des pépites qui vont nous nourrir, c’est ça la lecture. Et depuis que je suis revenu en ligne, de nouveau j’ai baissé mon niveau de lecture de livre, de textes longs.

Thierry a débranché, mais ça n’a servi à rien. Le problème profond était là avant, il n’a pas été traité, il est là après. Planquer le problème sous le tapis et l’ignorer un temps n’est pas une solution, c’est le meilleur moyen de se le prendre en pleine face — profiter d’un moment de concentration particulière pour le prendre à bras le corps et tenter de le résoudre est le seul moyen d’en sortir. C’est précisément pour cela que je suis un adepte du digital sabbatical, et c’est précisément une coupure de quelques jours2 qui m’a permis d’avoir plus de temps pour réfléchir sur certains choix à effectuer dans ma vie, notamment dans mon utilisation d’internet.

C’est une affaire de volonté, et la déconnexion m’apparait comme un acte d’abdication. Internet est un outil comme un autre, et on peut le façonner pour qu’il réponde à nos besoins : être trop sollicité sur les réseaux sociaux, recevoir trop d’e-mails, ne plus lire assez, ne plus sortir aussi souvent qu’avant, ce sont des manifestations d’un problème qui doit être traité. La déconnexion peut aider, si elle est conçue comme une étape pour résoudre ce problème, et non pas comme un moment où le problème va être oublié et où on va recharger ses batteries pour l’affronter à nouveau en deuxième saison.

J’utilise paradoxalement Zinzolin comme une autre étape de ce processus : je me force à écrire sur ces problématiques, à poser mes idées, à décortiquer mes comportements, et à agir en conséquence. Il n’y a pas de problèmes, disait mon père, il n’y a que des solutions3. Et l’abandon d’internet n’est en pas une.


  1. Il m’a fallu longtemps pour comprendre cela, et c’est sans doute l’intervention de Tim Berners-Lee et Neelie Kroes à la www2012 qui a réussi à provoquer le déclic. Voir notamment « L’accès à internet, un droit de l’homme ? » pour comprendre comment la distinction entre internet comme moyen et internet comme fin change complètement la perception du problème de l’internet comme droit de l’homme. ↩︎

  2. Et une coupure totale : pas d’internet, pas de téléphone, pas de télévision, pas de radio. ↩︎

  3. C’est probablement la seule chose qu’il m’ait apprise, mais c’est sans doute la meilleure chose qu’il pouvait m’apprendre. ↩︎

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