Irene Vallejo — L’infini dans un roseau : l’invention des livres dans l’Antiquité
D’une certaine manière, L’infini dans un roseau souffre d’être publié par Les Belles Lettres. Ce n’est pas une histoire de « l’invention des livres dans l’Antiquité », mais une succession de petites histoires, évidemment conclues par une morale :
L’invention des livres a peut-être été la plus grande victoire dans notre combat opiniâtre contre la destruction. Aux roseaux, à la peau, aux chiffons, aux arbres et à la lumière, nous avons confié le savoir que nous n’étions pas disposés à perdre.
La philologue laisse place à la conteuse, ou plutôt redevient philologue au sens platonicien du terme, en parlant moins des livres que des lecteurs. Irene Vallejo n’est pas avare en comparaisons et ne recule jamais devant une bonne métaphore, mais craint les tournures précieuses et ne peut jamais être suspectée de cynisme.
L’infini dans un roseau est sincère jusque dans ses maladresses — une expérience de narration à la deuxième personne du singulier, une longue digression sur les années 1980 entre deux empereurs romains, la troisième répétition de la même anecdote. Reste que la forme l’emporte sur le fond : Irene Vallejo écrit bien, mais n’écrit rien qui n’ait pas déjà été écrit, malgré quelques fulgurances.
La chouette sur la couverture me rend-elle plus exigeant ? Sans doute, mais cela importe peu. L’émerveillement unanime de la critique me laisse pantois : la production contemporaine est-elle à ce point insipide que la moindre ambition littéraire semble géniale ? Peut-être, et cela devrait nous effrayer. L’infini dans un roseau explique bien pourquoi.
Notes
Le lecteur, p. 52-53 :
Le nouveau responsable de l’acquisition et du classement des livres s’appelait Démétrios de Phalère. C’est lui qui inventa le métier, jusque-là inexistant, de bibliothécaire. Sa jeunesse l’avait préparé aux tâches intellectuelles et au commandement. Il fut étudiant du Lycée puis, pendant une décennie, entra dans le tourbillon de la politique. À Athènes, il avait connu la première bibliothèque organisée selon un système rationnel : la collection d’Aristote lui-même, surnommé « le lecteur ». En plus de deux cents traités, Aristote chercha la structure du monde et la divisa en plusieurs matières (physique, biologie, astronomie, logique, éthique, esthétique, rhétorique, politique, métaphysique). Là, parmi les rayonnages de son maître et la quiétude de ses classifications, Démétrios comprit sans doute que posséder des livres est un exercice d’équilibrisme sur une corde lâche. Un effort pour unir les morceaux dispersés de l’univers dans le but de former un ensemble doté de sens. Une architecture harmonieuse face au chaos. Une sculpture de sable. La tanière où nous protégeons tout ce que nous craignons d’oublier. La mémoire du monde. Une digue contre le tsunami du temps.
Écoulire, finalement, c’est peut-être bien lire, p. 68 :
Ne crois pas qu’il en ait toujours été ainsi. Depuis les premiers siècles de l’écriture jusqu’au Moyen Âge, la norme était de lire à voix haute, pour soi-même ou pour les autres, et les écrivains prononçaient les phrases à mesure qu’ils les écrivaient, pour entendre de cette manière leur musicalité. Les livres n’étaient pas une chanson qui se chantait dans la tête, comme maintenant, mais une mélodie qui bondissait sur les lèvres et résonnait à voix haute. Le lecteur devenait l’interprète qui lui prêtait ses cordes vocales. Un texte écrit était perçu comme une partition très basique, et c’est pour cette raison qu’apparaissaient les mots les uns derrière les autres en une chaîne continue sans séparations ni signes de ponctuation — il fallait les prononcer pour les comprendre. Il y avait généralement des témoins quand on lisait un livre. Les lectures en public étaient fréquentes, et les récits qui plaisaient allaient de bouche en bouche. Il ne faut pas imaginer les portiques de bibliothèques anciennes silencieux, mais envahis par les voix et les échos des rouleaux. Sauf exception, les lecteurs de ces époques n’avaient pas la liberté dont tu jouis pour lire à ta guise les idées ou les récits écrits dans les textes, pour faire une pause afin de réfléchir ou de rêver les yeux ouverts quand tu le souhaites, choisir et cacher ce que tu choisis, interrompre ou abandonner, créer tes propres univers. Cette liberté individuelle, la tienne, est une conquête de la pensée indépendante face à la pensée sous tutelle, et elle a été gagnée pas à pas au fil du temps.
« Le rectangle produit un étrange plaisir au regard », p. 89 :
Les tablettes rectangulaires furent une découverte formelle. Le rectangle produit un étrange plaisir au regard. Il délimite un espace équilibré, concret, accessible. Les fenêtres, les vitrines, les écrans, les photographies et les tableaux sont, pour la plupart, rectangulaires. Les livres également, après différentes recherches et tentatives, ont fini par être définitivement rectangulaires.
« D’abord des comptes, ensuite des contes », p. 135 :
Nous sommes des êtres économiques et symboliques. On commence par écrire des inventaires, puis des inventions (d’abord des comptes, ensuite des contes).
La religion du livre, p. 176 :
Parfois, on oublie que cette ancienne foi dans la culture apparut comme une croyance religieuse, avec son côté mystique et sa promesse de salut. Les fidèles croyaient que, dans la vie après la mort, les âmes des élus vivraient dans des prairies irriguées par des sources fraîches, où il y aurait des théâtres pour les poètes, des chœurs de danse, des concerts et des colloques autour de banquets éternels — avec du vin en abondance. Un lieu divin pour les philosophes les plus bavards : là-bas, personne ne s’énerverait contre eux ni ne leur demanderait de se taire. C’est pourquoi on trouve sur tant de monuments funéraires — épitaphes, bas-reliefs ou statues — le souvenir de la culture des défunts. Ils quittent l’existence terrestre dans la posture d’hommes de lettres, d’orateurs, de philosophes, de passionnés d’art ou de musiciens. Ces tombes ne sont pas celles, comme on le croyait au départ, de savants, de professeurs ou d’artistes. On sait aujourd’hui que dans la plupart des cas il s’agit de commerçants, de médecins ou de fonctionnaires. Mais ils voulaient qu’on se souvienne d’eux pour une seule raison : parce qu’ils s’initièrent au culte de l’intelligence et aux merveilles de l’art, savoirs protégés par les muses.
« Éprouver une certaine gêne fait partie de l’expérience de la lecture », p. 261 :
Les livres pour enfants et adolescents sont-ils des œuvres littéraires complexes ou des manuels de bonne conduite ? Un Huckleberry Finn assaini peut apprendre beaucoup aux jeunes lecteurs, mais il leur ôte un enseignement essentiel: il y eut une époque où presque tout le monde appelait ses esclaves « négros » et, à cause de cette histoire d’oppression, le mot est devenu tabou. Ce n’est pas en supprimant des livres tout ce qui nous paraît inapproprié qu’on éloignera les jeunes des mauvaises idées. En revanche, on les rendra incapables de les reconnaître. Contrairement à ce que croit Platon, les méchants sont un ingrédient crucial des contes traditionnels, pour que les enfants sachent que la méchanceté existe. Tôt ou tard, ils y seront confrontés (des brutes qui les harcèlent dans la cour de l’école aux tyrans génocidaires). La merveilleuse et dérangeante Flannery O’Connor écrivit que « seul celui qui lit des livres édifiants suit un chemin sûr, mais sans espoir, car il n’a pas de courage. Si un jour, par hasard, il lisait un bon roman, il saurait très bien qu’il lui arrive quelque chose ». Éprouver une certaine gêne fait partie de l’expérience de la lecture ; il y a beaucoup plus de pédagogie dans l’inquiétude que dans le soulagement.
« Prête-moi ta voix », p. 341-342 :
Dans les inscriptions funéraires les plus anciennes, les morts imploraient le passant : « prête-moi ta voix », pour revivre et annoncer qui gisait dans le tombeau. Les Grecs et les Romains pensaient que tout texte écrit a besoin de s’approprier une voix vivante pour être complet et atteindre sa plénitude. Pour cette raison, le lecteur qui promenait son regard à travers les mots et commençait à les lire subissait une sorte de possession spirituelle et vocale : sa gorge était envahie par le souffle de l’écrivain. La voix du lecteur se soumettait, s’unissait à l’écrit. L’écrivain, même après sa mort, utilisait d’autres individus comme instrument vocal, c’est-à-dire qu’il les prenait à son service. Être lu à voix haute signifiait exercer un pouvoir sur le lecteur, y compris à travers les distances de l’espace et du temps. C’est pourquoi — pensaient les Anciens —, il était logique que les professionnels de la lecture et de l’écriture soient des esclaves. Car leur fonction était précisément de servir et d’obéir.
L’empire cosmopolite, p. 451 :
Paradoxalement, les Romain furent originaux malgré tout. Ils créèrent un métissage sans précédent. Pour la première fois, une civilisation adopta une littérature étrangère, la lut, la conserva, la traduisit, veilla sur elle et l’aima au-delà des barrières chauvinistes. À Rome se noua un fil qui nous relie encore au passé et aux autres cultures, langues, horizons. Dessus, comme des funambules, marchent d’un siècle à l’autre les idées, les découvertes de la science, les mythes, les pensées, les sentiments, en plus des erreurs (qui inspirent aussi). Certains glissent et tombent ; d’autres réussissent à garder l’équilibre (ces deniers sont les classiques). Ce lien, cette transmission ininterrompue, cette conversation infinie, qui perdure, est un prodige.
Du papier tu retourneras au papier, p. 472 :
De nos jours, la destruction des livres est méthodiquement organisée. Comme le dit Alberto Olmos, nos respectueuses sociétés exterminent chaque année autant de parole écrite que les nazis, l’Inquisition ou Shi Huangdi réunis. En toute discrétion, sans la mise en scène de bûchers publics, on élimine tous les ans en Espagne des millions d’exemplaires. Les stocks des maisons d’édition sont devenus des funérariums qui accueillent les titres retournés par les libraires. Le solde négatif est énorme : en 2016, on a publié en Espagne 224 millions de livres, dont presque 90 millions ont fini au purgatoire. Tout à fait sciemment, on imprime beaucoup plus d’exemplaires de titres à vocation de best-sellers que ne peuvent en absorber leurs lecteurs, car on pense que ce sont les gigantesques piles de livres qui font vendre les livres. Les calculs erronés et les espérances frustrées des éditeurs conduisent aussi des centaines de milliers de livres directement au funérarium. Comme le stockage coûte trop cher aux entreprises du secteur, ces millions d’expulsés finissent dans des ateliers de banlieue où ils sont triturés, pilonnés et transformés en une pâte informe : la pâte à papier. Silencieusement, ils deviennent d’autres livres, nés aux dépens de leurs prédécesseurs infortunés, ou sont recyclés dans des produits neufs et utiles comme des briques de jus, des serviettes en papier, des mouchoirs, des sous-verres, des cartons à chaussures, des emballages — la version contemporaine des emballages pour thons de Martial —, voire dans des rouleaux de papier hygiénique, qui font de nous tous des émules intestinaux des hôtes de cette pension de Brighton.