Javier Cercas — Le monarque des ombres
Notes
Des chefs-d’œuvre jamais écrits, p. 25 :
Ainsi, l’histoire de Manuel Mena, ou ce qui restait de l’histoire de Manuel Mena, ne se perdrait pas et je pourrais toujours la raconter si jamais je me décidais à la raconter ou me sentais capable de la raconter, ou bien je pourrais la confier à un autre écrivain pour qu’il la raconte, si tant est qu’un autre écrivain ait envie de le faire, ou bien je pourrais simplement ne pas la raconter et en faire un éternel vide, un trou, une histoire parmi des millions d’histoires qui ne seraient jamais racontées, peut-être un de ces projets que certains écrivains attendent d’écrire sans jamais s’y décider car ils ne veulent pas s’en charger ou parce qu’ils craignent de ne pas être à la hauteur et préfèrent le laisser à l’état de simple éventualité, et en faire ainsi leur brillant chef-d’œuvre jamais écrit, brillant précisément parce qu’il ne sera jamais écrit.
« J’écris pour ne pas être écrit », p. 54 :
David ne connaissait pas ma mère ou la connaissait de manière superficielle, et à un moment donné, je perdis le fil de ce qu’il disait parce que le meilleur argument pour ne pas écrire le livre sur Manuel Mena s’imposa à moi : mon avis avait raison, ma mère aurait bien aimé le lire. « J’écris pour ne pas être écrit », me suis-je dit. Je ne savais pas où j’avais lu cette phrase, mais elle m’éblouit, brusquement. Je pensai que ma mère avait passé sa vie à me parler de Manuel Mena parce que, pour elle, il n’y avait pas eu de destin meilleur ou plus noble que celui de Manuel Mena et je pensai que, d’une manière instinctive ou inconsciente, j’étais devenu écrivain pour me rebeller contre elle, pour fuir le destin dans lequel elle avait voulu me confiner, pour que ma mère ne m’écrive pas ou pour ne pas être écrit par elle, pour ne pas être Manuel Mena.