Antonio Casilli — En attendant les robots
Un beau travail de synthèse des recherches sur le travail du clic et l’intelligence supposément artificielle, entrecoupé de quelques propositions originales, dont la plus intrigante est sans doute celle d’un revenu social numérique. Sans changer la face du monde, En attendant les robots devrait être distribué dans le microcosme politico-médiatique parisien, dangereusement mal documenté sur le sujet.
Notes
p. 11 :
Jusqu’à quel point, se demande Simon, ce géant de la tech ignore-t-il la chaîne de sous-traitance qui, d’une start-up située en France, arrive jusqu’à la périphérie d’une ville sur l’île de Madagascar ? Et dans quelle mesure est-il prêt à admettre que l’intelligence artificielle de cette société satellite n’est en réalité qu’un mélange de stagiaires français et de précaires malgaches ? Sait-il que, tant que le travail d’une myriade de tâcherons du clic sera moins cher que celui d’une équipe d’informaticiens spécialisés dans le développement de solutions automatiques, la start-up n’aura aucune raison économiquement valable de créer l’IA qu’elle prétend avoir déjà développée ?
p. 37 :
Avant même d’être une solution scientifique à des problèmes technologiques, l’automation se présente comme une solution économique à un rapport social problématique. « La plus parfaite des manufactures », c’est encore Ure qui le dit, peut « se passer entièrement du travail des mains ». Mais cette indépendance potentielle n’est, en fait, qu’une manière de gouverner le travail des mains en l’exposant à la terreur impérieuse, à la multa minax de la technologie.
p. 60 :
En considérant le style de gestion de la force de travail et de « hors-travail » spécifique aux oligopoles du numérique, on comprend que l’automation et la substitution de séquences logicielles au geste productif humain ne sont pas les objectifs poursuivis par les plateformes qui se taillent la part du lion dans l’économie actuelle. Pour elles, l’automation est avant tout un outil de discipline du travail. C’est pourquoi elle est sans cesse repoussée, continuellement remise à demain.
p. 78-79 :
Dans la mesure où une plateforme tend à ne rien produire en interne, elle délègue aux acteurs de son écosystème l’ensemble de la production de la valeur. Les plateformes reprennent et durcissent le phénomène de contractualisation du travail opéré par les entreprises de la fin du XXe siècle. La force de travail est évincée pour être ensuite récupérée en tant que masse de contractants. Ainsi, l’outsourcing devient un mode de fonctionnement ubiquitaire. Pour autant, il s’agit d’un type nouveau d’externalisation, parce que le travail n’est pas délégué à une personne ou à un collectif, mais bien à un réseau composé d’une myriade d’unités de production.
p. 86 :
La presse doit faire face à une double captation de la part des grandes plateformes telles que Google ou Facebook. La première est de nature « infrastructurelle », avec la circulation en ligne de ses contenus, articles et dépêches. Pour s’approprier aussi les données des médias et de leurs lecteurs, les plateformes offrent en parallèle des outils de mesure de la « performance » des contenus (nombre d’affichages d’une image, d’articles lus, de vidéos visionnées) et d’aide à la prise de décision (les analytics). Ainsi, elles gagnent sur deux tableaux, devenant les supports incontournables de la circulation des contenus de presse et de la mesure de celle-ci. La seconde captation est de nature institutionnelle Les médias ont traditionnellement agi comme des organismes de surveillance des acteurs de l’économie. En devenant dépendants des plateformes numériques, ils se retrouvent pris dans un mécanisme classique de « captation des régulateurs » (regulatory capture) où l’instance préposée à l’établissement de règles et de contraintes pour un secteur industriel donné finit — pour des raisons de proximité sociale, d’intérêt économique — par en adopter les convictions et les valeurs.
p. 128 :
La ludification constitue alors une occasion de mise en concurrence et de contrôle réciproque entre usagers, qu’ils soient des requérants ou des travailleurs — autant de mécanismes sociaux qui ont pour fonction de discipliner le travail. Un autre effet de ces mécanismes est de permettre à Amazon de réaliser une première forme de captation de la valeur, en l’occurrence au travers des activités de qualification croisée. Comme sur Uber, où chauffeurs et passagers se notent les uns les autres, les requérants et les microtâcherons de Mechanical Turk réalisent un travail d’évaluation réciproque qui s’ajoute à celui de qualification des marchandises, des contenus et des données qui fait l’objet des microtâches elles-mêmes. Ce travail de qualification est nécessaire pour sélectionner les travailleuses et les travailleurs les plus motivés, ainsi que les requérants les plus scrupuleux, permettant à ce marché du microtravail de continuer à fonctionner de la manière la plus rentable pour Amazon.
p. 138 :
Le fait d’utiliser des êtres humains afin de permettre le fonctionnement des intelligences artificielles constitue en soi un enjeu éthique et social du fait de la dévalorisation du travail, découpé en microtâches et dont les finalités ultimes échappent largement aux usagers. Cependant, il existe un autre enjeu, de nature anthropologique cette fois. Les algorithmes sont des objets artificiels qui doivent produire des résultats ayant une signification dans un monde humain, dont ils n’ont pourtant aucune expérience. Ils ne sont pas inscrits culturellement et socialement dans le monde, et c’est pourquoi ils ont besoin de déléguer aux humains cette responsabilité. Le paradoxe, alors, réside dans le fait que le travail qui permet à Amazon de capter la valeur d’automation est à la fois un ensemble de tâches en principe déshumanisantes parce que considérablement fragmentées et la partie la plus proprement et irréductiblement humaine du travail à l’heure de la plateformisation. Et ce n’est pas le dernier paradoxe du digital labor.
p. 218 :
Dès lors que l’économie des fermes à clics s’articule au modèle d’affaires de Facebook, les valeurs d’authenticité et d’autodétermination des usages en ligne promues par les plateformes sociales doivent être reconsidérées. L’émergence d’un gigantesque marché de la visibilité brise l’illusion d’une participation volontaire et heureuse de l’usager. Sur les plateformes sociales, tout nouvel abonné se retrouve aujourd’hui pris à l’intérieur d’un système de production de clics fondé sur du travail invisibilisé, celui « gratuit » qu’il est amené à assurer et celui de ses homologues microrémunérés. La distinction entre trafic « artificiel » et trafic « organique » s’estompe. Cela a pour conséquence que le clic d’un usager fournissant son travail social de manière « bénévole » relève de la même nature et s’inscrit dans le même schéma d’incitations économiques que celui d’une personne payée pour faire circuler des contenus — il est simplement moins coûteux pour la plateforme. Il est donc approprié de parler, dans les deux cas, de digital labor.
p. 237-238 :
L’émergence du digital labor n’est pas seulement un processus endogène lié à l’essor des technologies numériques, mais également la conséquence des transformations de l’emploi formel à la suite des vagues de restructuration d’entreprises, d’externalisation de la production et de parcellisation des tâches de la fin du XXe siècle, et du développement de l’automatisation et de la financiarisation au XXIe siècle. La négociation des composantes visibles et invisibilisées du travail qu’appelle la redéfinition de celui-ci n’annonce pas nécessairement l’accroissement du « hors-travail », mais plutôt une redéfinition des frontières de l’emploi. Ce n’est pas non plus l’élargissement du temps de travail qui se profile, comme dans notre discussion sur le travail immatériel, mais plutôt l’essor d’un système d’« hyperemploi ».
p. 272 :
La seconde renoue avec la critique « humaniste » de la fragmentation des activités travaillées. Celle-ci était un thème majeur du Travail en miettes de Georges Friedmann, le classique de la sociologie du travail, dont la première édition date de 1956. Dans son sillage, les tenants de cette approche appréhendent le digital labor comme une suite de microtâches répétitives. Dans un contexte de standardisation et d’atomisation généralisée des activités en ligne, seuls les propriétaires des plateformes peuvent développer une vue d’ensemble du travail qu’ils agrègent au sein de leur écosystème. À l’instar des ouvriers de l’époque du premier fordo-taylorisme décrits par Friedmann, les tâcherons du clic, eux, perdent le sens de leur activité. Mais alors que les premiers subissaient la machine qui était leur moyen de production, les seconds forment eux-mêmes les rouages de la machine qui menace de les remplacer. La fragmentation de leur travail n’est pas une conséquence, mais la condition préalable de l’automation.
p. 280 :
Ces façons d’opérer distinguent la classe vectorialiste des anciennes classes dirigeantes du capitalisme industriel. De même que, historiquement, celles-ci s’étaient démarquées de l’ancienne classe des propriétaires fonciers en fondant leur pouvoir sur d’autres ressources que la possession de la terre, les vectorialistes instaurent leur empire par d’autres moyens que l’acquisition des actifs matériels qui ont fait la puissance des manufactures et des industries de transformation. Ainsi, Amazon a pu devenir le plus grand vendeur de livres du monde sans posséder un réseau de librairies à proprement parler ; Uber a bouleversé le secteur des transports sans se constituer une flotte de taxis ; Airbnb a révolutionné l’hôtellerie sans être propriétaire de structures d’hébergement ; Alibaba s’est imposé comme le géant mondial du commerce au détail sans avoir de stocks. La propriété de ces moyens de production, de manière surprenante, la classe vectorialiste la confie volontiers aux usagers, qui restent en possession des équipements, des matières premières, des services, sans pour autant que cela leur donne un poids politique ou économique comparable à celui des maîtres des vecteurs. Bring your own device, disent en substance ces derniers, « apportez vos propres appareils », votre smartphone, votre véhicule, votre connexion : cela allège les coûts pour les propriétaires des plateformes sans donner voix au chapitre aux travailleurs. L’usager final, bien qu’il tienne dans ses mains les actifs matériels, n’a pour autant pas accès au contrôle des flux d’information.
p. 288 :
La plateformisation a représenté une issue à cette double contrainte en instaurant une liberté de circulation « virtuelle » de la main-d’œuvre planétaire. Il y a encore quelques décennies, une offre de travail localisée et profondément enracinée dans des lieux physiques faisait face à un capital toujours mouvant. Dans l’économie des plateformes, l’offre de travail est, au contraire, géographiquement dispersée et répartie le long de chaînes logistiques numériques en constante reconfiguration. À l’importation de main-d’œuvre des siècles passés succèdent aujourd’hui des transferts non présentiels de populations, par l’entremise de services d’intermédiation numérique opérant comme des « systèmes technologiques d’immigration ». Cependant, si les plateformes numériques permettent au travail de circuler, il est trompeur de considérer qu’elles le « libèrent » en ouvrant ses frontières. Loin d’adoucir la fermeté des politiques migratoires des pays américains et européens à l’égard de la main-d’œuvre immigrée, le digital labor joue un rôle pervers de facilitateur d’une exploitation à distance. Dans la logique des plateformes, il est inutile de relocaliser les travailleurs pour leur faire produire de la valeur à bas prix : sous couvert d’automation, la sous-traitance et la délégation de microtâches aux moins offrants permet aux acteurs économiques d’accéder à une force de travail extraordinairement segmentée. Cette pression concurrentielle s’exerce aussi bien sur les fournisseurs de digital labor que sur les travailleurs formellement employés, au Nord comme au Sud, et contribue à la baisse tendancielle de la part des salaires dans le revenu mondial.
p. 316 :
À la différence de ces demi-mesures, le revenu social numérique serait tout d’abord une source primaire de ressources économiques pour les individus, et non pas un complément de sommes reçues par d’autres voies. Il ne s’agirait donc pas d’un susbstitut [sic] ou d’un concurrent de l’aide sociale. Il serait versé toutes prestations sociales égales par ailleurs. Les économistes Jean-Marie Monnier et Carlo Vercellone ont évalué ses conditions de financement et en ont défendu le principe au nom de l’exploitation structurelle de l’information au sein du « capitalisme cognitif » actuel. Que l’on adopte cette dernière définition ou que l’on privilégie, comme ici, la notion de capitalisme des plateformes pour désigner l’automation basée sur le digital labor humain, l’extension du concept de travail productif aux activités digitales non ostensibles (parmi lesquelles l’entrainement d’intelligences artificielles) s’impose, et avec elle la reconnaissance pleine et entière de la contribution des usagers à la chaîne de création de valeur de l’économie numérique.