« Tous les Espagnols sont le même Espagnol », écrit Manuel Vilas1, et je me demande si tous les romans de Vilas ne seraient pas le même roman. Ce n’est pas pour cela que je l’ai laissé neuf mois au fond d’un tiroir — j’avais suffisamment à faire avec ma dépression pour l’entendre parler de la sienne. Comme d’autres, Vilas a nommé la sienne, ce que je n’ai jamais songé à faire. (Je veux dire : ma psy pense que je n’utilise pas suffisamment la première personne, mais mon « on » est très personnel, on s’entend bien ma dépression et moi. C’est moi mais ça ne l’est pas, elle n’a pas de nom parce que j’en ai un.)

Ce n’est pas uniquement pour cela que je l’ai laissé neuf mois au fond d’un tiroir — j’ai tout de même envie de lire Vilas dans un autre registre. Le synopsis des Baisers est prometteur, parce que je doute que la fiction romantique soit bien loin de réalité dépressive. (Je veux dire : le rythme staccato de sa prose évocatrice, son aptitude à trouver la beauté dans les recoins les plus sombres de son âme, sont proprement inspirants. Alegría m’a donné du souffle à un moment où j’étais coupé, du monde comme de moi-même. La joie est venue « on » rendre visite, oui.)

Notes

Quand Vilas fait du Vilas :

En ce temps-là, toute l’Espagne croyait beaucoup en Adolfo Suárez et s’identifiait à lui. L’Espagne tout entière était Adolfo Suárez. Mon père était Adolfo Suárez. Le médecin qui s’occupait de moi était Adolfo Suárez. Les gens qui passaient dans la rue étaient Adolfo Suárez. La vie s’appelait Adolfo Suárez.
Quand j’évoque cette période, un sentiment d’ingénuité s’impose à moi. L’ingénuité s’appelait Adolfo Suárez. Puis, au fil des années, tout le monde a fini par le détester, car en Espagne il est inévitable qu’on finisse par te détester, puisque nous sommes issus de la haine. Et on l’a détesté de manière nauséabonde. Même s’il y avait de bonnes raisons pour témoigner tout le désamour politique imaginable à Adolfo Suárez, cette haine dirigée contre lui desservait davantage les détracteurs que le détracté.
— p. 42-43

« Il faut toujours truander le capitalisme » :

Nous étions ravis du refill gratuit qui nous a permis de boire tous les deux du Coca pour le prix d’une seule boisson et nous étions de bonne humeur. Nous nous réjouissons de ces petits pièges tendus au grand capitalisme universel où les humains croient profiter de la vie alors qu’en vérité ils périssent et se consument dans le vide.
Valdi s’est levé à trois reprises pour aller remplir son gigantesque gobelet de Coca-Cola.
Nous avons été trois fois plus malins que le capitalisme universel.
Il faut toujours truander le capitalisme, car même en l’escroquant beaucoup on lui prendra toujours moins que ce qu’il nous extorque : il nous vole notre joie, qui n’a pas de prix.
Tandis qu’il regagnait notre table avec son énorme gobelet rempli de Coca-Cola, Valdi avait l’air d’un général romain de retour dans sa ville, victorieux après avoir remporté mille batailles en Gaule, en Germanie, en Hispanie.
— p. 85

Quand Vilas fait du Vilas (bis) :

Bach avait raison, il a toujours eu raison : je ne lui ressemblais pas, je ressemblais à ma mère. J’étais comme elle.
Il m’a fallu écrire un livre pour le réaliser.
Je tambourine sur les touches du clavier en essayant de faire sortir tous les fantômes pour qu’ils me disent quoi faire à présent.
— p. 139

Quand Vilas fait du Vilas (ter) :

Il n’y a que vous deux, qui ne m’attendez pas et m’avez oublié car j’ai inventé toutes ces histoires, j’invente votre écoute parce qu’elle me permet de rester en vie et m’aide à accéder à la joie.
Je sais que j’ai tout inventé, je sais que vous ne m’entendez pas, je sais que rien ne s’est passé comme je le raconte, que cet amour débordant n’a pas existé, que tout a été banal, je sais que je suis fou d’avoir imaginé cette histoire d’amour et ma vie, qui n’est pas telle que je la relate car à travers moi c’est Arnold qui la conte, cet être à la fois acariâtre et trop lumineux.
— p. 253

Quand Vilas fait du Vilas (quater, ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de s’en servir) :

Je n’ai su veiller sur personne, c’est pour ça que j’écris, en quête d’un pardon imaginaire.
— p. 375

  1. Il a raison. ↩︎