Notes
Sur la digital history, p. 10 :
L’idée d’une Digital History, affaire de spécialistes, qui viendrait sagement prendre place aux côtés d’une Clio aux atours pour l’essentiel inchangés, ne convainc guère non plus.
Sur les informatiques et les histoires, p. 17-18 :
Cela incitait de plus à évoquer les activités numériques de l’historien, ou l’environnement numérique de son travail, sous la forme d’un tout indifférencié, quand bien même l’ubiquité croissante des dispositifs numériques conduit à une différenciation des pratiques et à l’apparition d’enjeux et de controverses locales dont les termes ne sont pas identiques ni superposables. Il est possible de dire qu’il existe aujourd’hui, et depuis d’ailleurs déjà longtemps, une informatique de recherche, une informatique-réseau pédagogique, et une informatique documentaire, pour ne prendre que quelques exemples. Autour d’outils, de configurations d’acteurs et d’enjeux distincts, se structurent des champs qui ont chacun leur logique propre et ne mettent pas en jeu, ni les mêmes compétences, ni les mêmes intérêts, ni les mêmes acteurs. Traiter du numérique comme d’un tout qui serait essentiellement distinct de la sphère historienne tend à empêcher la compréhension des situations concrètes autant que celle des positions des acteurs engagés dans ces différents domaines, qui peuvent sembler agir à fronts renversés parfois, si l’on comprend le numérique comme une entité à laquelle on serait supposé soit s’opposer soit s’abandonner et non comme la texture même des environnements savants contemporains.
Sur l’enseignement de l’histoire à l’ère numérique, p. 20-21 :
Le premier touche à l’enseignement de l’histoire, plus précisément à l’histoire que nous enseignons. Notre nature est aujourd’hui numérique. Des dispositifs techniques, qui incorporent des règles juridiques, des normes sociales, autant que des procédures mathématiques ou des stratégies économiques déterminent le cadre de notre expérience sociale. Nous enseignons une histoire pourtant, que ce soit à nos étudiants ou bien aux élèves du secondaire, qui généralement ignore assez superbement tant le droit que la technique ou la science et ne prête aux faits économiques et sociaux qu’une attention polie mais passagère, tendance que la dernière mouture des programmes d’histoire destinés aux classes du secondaire ne fait que renforcer. Si l’histoire que l’on enseigne a fonction de dire quelque chose du monde et non seulement de satisfaire une curiosité d’antiquaire ou de nourrir la nostalgie, bien vivante, de temps plus simples, qui ne l’étaient pourtant guère, il nous faut alors, a minima, poser fermement que l’enseignement de l’histoire n’a pas de sens à être celui d’un canon immuable au sein duquel figurent de droit immémorial les mêmes figures et les mêmes vignettes. Cela d’ailleurs n’a jamais été le cas. Je doute qu’un bachelier d’aujourd’hui ait jamais entendu parler du tambour Bara ou de Jeanne la Huchette, ni qu’il y ait là matière à déploration, ces héros indomptables ayant bien mérité un long repos.
Du métier d’informathistorien, p. 23 :
Ces interrogations ne sont pas propres au champ de l’histoire, elles rejoignent celles plus générales qui touchent à la définition et à l’enseignement d’une culture numérique, ou à l’élaboration d’un humanisme numérique. Posés en ces termes très généraux, ce sont des débats en lesquels je ne suis jamais entré. Les humanités, dont j’ai bien du mal à percevoir les contours, sont pour moi quelque chose de bien trop vaste pour ne pas gommer une identité professionnelle construite en référence à une tradition disciplinaire que définit, entre autres choses, un rapport particulier de l’historien à ses matériaux, que l’effort réflexif imposé par le développement de l’informatique historienne a permis de mettre en évidence, il y a déjà longtemps. Il est fort rare en ce champ que le chercheur travaille des données déjà constituées par les opérateurs savants, dont les pratiques soient bien documentées, les catégories compatibles avec les schémas conceptuels des chercheurs et la fiabilité éprouvée. Plus rare encore qu’il dispose de relevés de mesures physiques obtenus par le moyen de capteurs aux propriétés connues, ce qui peut être le cas de certains géographes, voire aujourd’hui de sociologues ou d’économistes examinant les flux qui traversent les villes connectées.
La meilleure description de mon travail de recherche, p. 120 :
L’historien contemporain, si nous suivons ce schéma, apparaît d’abord comme un polygraphe hypertextuel dissimulant aux regards l’essentiel des inscriptions qu’il produit. Consultant les documents conservés par les centres d’archives, les bibliothèques, les institutions muséales, ou bien ceux qu’il a lui-même rassemblés, parce qu’il peut être lui-même créateur d’archives. Il accompagne, ou est censé le faire, ses inscriptions de l’indication du chemin d’accès au document consulté, qui peut être un vestige du passé qu’il cherche à saisir ou bien un commentaire ultérieur : extrait d’ouvrage et d’article, notice de catalogue, voire notes d’un érudit. Ce document renvoie généralement lui-même, directement ou de façon médiate, à un vestige authentifié, par l’historien ou par d’autres, d’une époque passée que l’historien tend à rapporter aux références de son discours.
Sur le même sujet, p. 121 :
Ainsi l’historien se trouve à la tête d’une masse d’annotations dont beaucoup sont des données textuelles ou quasi textuelles qu’il va structurer et manipuler, produisant listes et tableaux. Il use pour cela de requêtes plus ou moins complexes. Il produit également des textes nouveaux par concaténation ou extraction, voire calcul, et possiblement des dispositifs graphiques (cartes, plans, graphes, schémas), qui sont, dans le monde numérique, assimilables eux aussi aux produits de l’application d’opérateurs d’écriture à des éléments textuels.
Un point sur lequel je reviens régulièrement dans le cadre de mes recherches, p. 133 :
Ce simple exemple illustre d’autres difficultés liées à l’emploi du Web et d’abord le fait que nous n’accédons jamais à celui-ci, mais obtenons d’une médiation les réponses aux requêtes que nous formulons. C’est bien sûr le cas aussi de l’historien qui travaille en archives ou en bibliothèques, dont le parcours est permis et guidé, voire infléchi, par des médiateurs. Deux différences importantes cependant subsistent. La première est que nous sommes familiers de ces médiations, en avons conscience et souvent les prenons explicitement en compte, alors que l’idéologie internet, qui sacralise la transparence et l’immédiateté, peut masquer à l’utilisateur le caractère toujours médié de ses vagabondages sur la toile. D’autre part, dans le cas de l’archive et de la bibliothèque, les opérations effectuées par les professionnels sont généralement documentées et explicitées dans des documents accessibles (plan d’inventaire, catalogue). Cela n’est pas vrai des procédures mises en place par les opérateurs internet. Ceux-ci en effet ne sont généralement pas des opérateurs publics, tenus de rendre compte de leurs procédures, mais des sociétés commerciales dont le succès repose en partie sur leur habilité à garder secrets les algorithmes qui font la fortune de leurs actionnaires. Je suis ainsi incapable de savoir, l’algorithme de Google n’étant pas public, pourquoi il ne me renvoie pas les mêmes réponses lorsque j’intervertis les termes d’une requête.
Une question qui pourrait probablement être étendue au journalisme, histoire du temps présent, notamment à propos des « infox », p. 135 :
Nous touchons là à une des caractéristiques premières des pages web, et d’autres ressources électroniques d’ailleurs, qui est la dissociation du support d’inscription de l’information et du support de visualisation de celle-ci, en l’occurrence la page web. La page n’existe que par l’instruction donnée par l’internaute, qui déclenche un processus génératif dont des pans, parfois très larges, lui sont non seulement de fait inconnus, mais aussi très souvent inaccessibles. Les conséquences pour l’historien en sont multiples. L’une d’elle en est que je ne peux mener une critique externe du document qui en établisse l’authenticité ou l’intégrité à partir de la réunion et de l’interprétation d’indices matériels. Les traces incorporées au document de sa genèse ne sont, dans le cas du document informatique, ni de même nature que celles que porte le document papier, ni surtout accessibles à celui qui visualise une page web, parce qu’éventuellement inscrites dans les entrailles de machines auxquelles il n’a généralement pas accès. La facilité avec laquelle les spécialistes du phishing produisent des copies quasi parfaites de grands sites commerciaux, dont le caractère frauduleux n’est détectable par l’utilisateur qu’au moyen d’interactions directes avec des représentants de l’organisation attaquée, illustre ce point.