Thomas Piketty est donc capable de contrôler sa graphorrhée. Cette « brève » histoire condense les 2 208 pages cumulées de Le capital au XXIe siècle et de Capital et idéologie pour montrer la lente marche, trois pas en avant deux pas en arrière, vers l’égalité. L’économiste reprend ses propositions habituelles : le renforcement de la progressivité de l’impôt, le contrôle des rémunérations par un prélèvement confiscatoire sur les plus forts revenus, l’établissement d’une carte carbone, le versement d’une dotation universelle de « 60 % du patrimoine moyen » à la majorité, ainsi que la démarchandisation et la démocratisation des communs.
L’économiste s’exprime dans une langue simple mais exigeante, soutenue par des graphismes clairs mais riches, qui permettent de comprendre que la radicalité se trouve non dans cet ouvrage, mais dans le travail de sape de l’État social à l’œuvre depuis le début des années 1980. La principale critique est évacuée par une dénonciation catégorique du socialisme bureaucratique — Piketty se fait plus libéral que les libéraux lorsqu’il se fait le chantre d’une libre circulation du pouvoir !
Est-il gêné par l’importation de la grille de lecture américaine sur les rapports de domination genrée et ethnique ? Il évacue bien rapidement la question des quotas, pour avancer une « discrimination positive » aux contours flous. Piketty maitrise pourtant la perspective mondiale : ses comparaisons entre la Chine et l’Inde, son chapitre sur les indispensables « réparations » postcoloniales, et ses pistes pour corriger les principaux défauts de la diplomatie économique mondiale, sont passionnants.
Ne reste qu’une affirmation non prouvée, et pas des moindres. Sans majorité politique pour porter ce socialisme « démocratique, décentralisé et autogestionnaire, écologique et métissé », les interventions de Piketty ressemblent chaque jour un peu plus à des incantations. Les « orthodoxes » ont imposé la rectitude de la science — pour ne pas dire « la religion » — économique, censée justifier toutes les inégalités. Trois pas en avant… quatre pas en arrière ?
Notes
La carte carbone :
De même que pour les revenus, il est essentiel de s’intéresser également à la répartition inégale des émissions carbone, aussi bien du point de vue des personnes responsables des émissions que de celles qui vont en subir les conséquences. Par exemple, sur la période 2010-2018, on constate que les 1 % des habitants de la planète émettant le plus de carbone résident pour près de 60 % d’entre eux en Amérique du Nord (voir graphique 3), et que leurs émissions totales sont plus élevées que les émissions combinées des 50 % des habitants de la planète qui émettent le moins. Or il se trouve que ces derniers habitent pour la plupart en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud, et s’apprêtent à être les premiers touchés par ce réchauffement. Ce type d’indicateurs pourrait jouer un rôle croissant à l’avenir afin d’évaluer le respect des engagements des pays et de définir des mécanismes de compensation, ainsi que pour mettre au point un système de carte carbone individuelle, qui fait très certainement partie des outils institutionnels indispensables face au défi climatique.
La biodiversité comme indicateur économique :
Sans une action résolue visant à comprimer drastiquement les inégalités socio-économiques, il n’existe pas de solution à la crise environnementale et climatique. Pour avancer dans cette direction, il est indispensable de combiner différents indicateurs, environnementaux et économiques, par exemple en fixant d’une part des cibles d’émissions carbone ou de biodiversité à atteindre, tout en formulant d’autre part des objectifs en termes de réduction des inégalités de revenus et de répartition des prélèvements fiscaux et sociaux et des dépenses publiques, afin de pouvoir comparer entre eux différents ensembles de politiques publiques permettant d’atteindre les objectifs environnementaux fixés.
Détenir la dette, détenir l’État :
Il reste que la détention de titres de la dette publique représente à toutes les époques une façon supplémentaire de détenir l’État, au sens, par exemple, où ce dernier peut se retrouver pour rembourser ses dettes à se défaire de ce qu’il possède (bâtiments, routes, aéroports ou entreprises publiques). Il peut aussi en être réduit à transformer ses monuments historiques en espaces publicitaires ou en propriétés semi-privées (parfois au bénéfice d’acteurs qui ont réussi à le convaincre qu’il était impossible de leur faire payer des impôts), ou plus généralement à se placer dans la dépendance de ses créditeurs et des marchés financiers, ou sous l’influence des politiques et autres « réformes » qui trouvent grâce à leurs yeux. La propriété est toujours une relation de pouvoir, et pas seulement quand il s’agit de détenir les moyens de production.
La lente marche vers l’égalité :
Pour résumer : les classes moyennes sont collectivement deux fois plus riches aujourd’hui que les classes dominantes, alors qu’il y a un siècle elles étaient trois fois plus pauvres. La concentration de la propriété n’a jamais cessé d’être extrême, mais au sein de ce cadre général on observe néanmoins une inflexion sensible. Ces deux affirmations peuvent sembler contradictoires : elles sont pourtant vraies toutes les deux. Cette complexité du monde fait partie de notre héritage historique.
Les salariés, premiers investisseurs de l’entreprise :
Dans les sociétés par actions, ce sont les actionnaires qui disposent légalement de la totalité du pouvoir, avec des droits de vote proportionnels à leur nombre d’actions détenues. On pourrait dire que c’est la définition du capitalisme, mais le fait est qu’il s’agit d’un dispositif institutionnel spécifique, qui n’a rien de particulièrement naturel et ne s’est imposé que graduellement, dans le cadre de circonstances et de rapports de force spécifiques. Dans l’absolu, d’autres règles sont parfaitement concevables. Rien ne garantit par exemple que les actionnaires aient davantage de compétences que les salariés de l’entreprise pour la diriger, ni qu’ils soient davantage investis à long terme dans le projet économique qu’elle porte. C’est même souvent le contraire : un fonds d’investissement peut entrer et sortir à brève échéance du capital de l’entreprise, alors que les salariés y investissent généralement une part importante de leur vie, de leur énergie et de leur savoir-faire. Ils constituent par bien des aspects les premiers investisseurs à long terme de l’entreprise, et si l’on regarde les choses d’un peu loin on ne peut que s’étonner de cette persistance de la ploutocratie en matière économique.
Retisser le récit :
Si la révolution reagano-thatchérienne a eu une telle influence depuis les années 1980, ce n’est pas seulement parce qu’elle a bénéficié d’un large soutien au sein des classes dominantes et d’un puissant réseau d’influence au travers des médias, think tanks et financements politiques (même si ces facteurs ont évidemment joué). C’est aussi du fait des faiblesses de la coalition égalitaire, qui n’a pas réussi à s’appuyer sur un récit alternatif et une mobilisation populaire suffisamment forte autour de l’État social et de l’impôt progressif. C’est pourquoi le point le plus important à ce stade est de tenter de reconstruire un tel récit et de montrer en quoi l’État social et l’impôt progressif constituent bel et bien une transformation systémique du capitalisme. Poussées jusqu’au bout de leur logique, ces institutions représentent une étape essentielle vers une nouvelle forme de socialisme démocratique, décentralisé et autogestionnaire, écologique et métissé, permettant de structurer un autre monde, autrement plus émancipateur et égalitaire que le monde actuel.
Un héritage public :
Pour fixer les idées, cet héritage minimal pourrait être égal à 60 % du patrimoine moyen par adulte (soit 120 000 euros si la moyenne est de l’ordre de 200 000 euros, comme cela est le cas en France actuellement) et versé à tous à l’âge de 25 ans. Cette dotation en capital pourrait être financée par un mélange d’impôt progressif sur la fortune et sur les successions prélevant environ 5 % du revenu national, alors que le financement de l’État social et écologique (y compris revenu de base et garantie d’emploi) serait financé par un système unifié d’impôt progressif sur le revenu incluant les cotisations sociales et une carte carbone prélevant environ 45 % du revenu national (voir tableau 2).
L’organisation démocratique de l’arbitraire :
De façon générale, la foi parfois excessive dans la capacité de grandes organisations centralisées à organiser la délibération et la prise de décision démocratique en leur sein peut conduire à sous-estimer le potentiel émancipateur de dispositifs institutionnels comme la petite propriété privée, correctement encadrée et limitée dans son ampleur et dans les droits qu’elle confère. Il en va de même pour l’impôt progressif. Si toutes les grandes décisions structurantes concernant la répartition des salaires et des investissements sont prises au sein d’une caisse salariale et d’une caisse d’investissement au niveau national, alors peu importe la forme de l’impôt : son assiette et sa progressivité n’ont guère d’importance, puisque de toute façon la répartition de la valeur sera définie collectivement au niveau centralisé.
Pays riches, États pauvres :
Soyons bien clairs : les pays riches sont riches, au sens où les patrimoines privés n’ont jamais été aussi élevés ; ce sont uniquement leurs États qui sont pauvres. S’ils persistent dans cette voie, ils pourraient se retrouver avec un patrimoine public de plus en plus négatif, ce qui correspondrait à une situation où les détenteurs des titres de dettes possèdent non seulement l’équivalent de tous les actifs publics (bâtiments, écoles, hôpitaux, infrastructures, etc.), mais également un droit de tirage sur une partie des impôts des contribuables futurs. À l’inverse, il serait tout à fait possible, comme cela a été fait dans ces mêmes pays dans l’après-guerre, de réduire la dette publique de façon accélérée, par exemple en ponctionnant les plus hauts patrimoines privés, et de redonner ainsi des marges de manœuvre à la puissance publique. Cela passe par une prise de conscience de la multiplicité des choix possibles et des mobilisations politiques et sociales en ce sens, ce qui malheureusement risque de prendre encore quelques crises, compte tenu du conservatisme ambiant.