Ed savait que la véritable sagesse vient de la terre, qu’elle monte de nos racines jusqu’à toucher l’esprit. Marche, marche encore. Les pieds feront l’instruction de l’âme.
Sous la plume d’Edward Abbey, le vétéran du Vietnam qui chassait son cafard en cherchant le grizzli est devenu (malgré lui) le George Washington Hayduke du Gang de la clé à molette, bible du radicalisme écologique dont il est devenu (de bon cœur) un apôtre alcoolique et pyromane. Marcher vers l’horizon peut se lire comme une tentative de réconcilier l’homme et le personnage de roman, le père de famille et l’écoguerrier, les traumatismes du passé subi et l’ambition d’un futur choisi, comme un dernier hommage de Doug Peacock pour son mentor et néanmoins ami.
De marche, il est finalement peu question dans ce livre autrefois paru sous le titre Une guerre dans la tête1, beaucoup moins que des préparatifs de l’enterrement d’Abbey au beau milieu du désert de Cabeza Prieta. Et pour cause : Peacock passe plus du temps au volant de son pickup qu’un sac sur le dos. L’environnementalisme américain veut protéger une nature clairement délimitée — les chemins de randonnée manucurés, les parcs naturels qui vendent des tickets d’entrée, les réserves dont les « natifs » sont forcément sauvages puisque la nature doit trépasser là où les humains passent.
Comment pourrait-il en être autrement ? D’une cote à l’autre, avec quelques-uns des déserts les plus arides de la planète entre les deux, l’immensité de leur « pays » défie l’entendement. Leur nature est trop tumultueuse pour émerveiller, alors elle effraie, leur nature est trop imprévisible pour être domptée, alors elle est parquée, leur nature est trop grande pour être traversée à pied, alors est elle traversée de pistes et de routes. Les Américains ont l’esprit de frontière, c’était une force (destructrice) quand elle bougeait et c’est une faiblesse (protectrice) maintenant qu’elle est figée.
Ostryer, créosote2, caliche, phlox, saxifrage… on pourrait déplorer qu’il faille lire ce roman d’une main parce que l’on tient un dictionnaire de l’autre. Mais Peacock regarde ses pieds, fait trois fois le tour du même pâté de désert3, comprend son environnement immédiat dans l’environnement avec un grand « e ». C’est un marginal parce qu’il voit le monde dans les États-Unis, alors que ses compatriotes se pensent trop exceptionnels pour en faire partie. Sauf que le naturel revient toujours au galop… ou en pickup, ce représentant automobile de l’ingéniosité américaine, qui peut même servir de corbillard pour le dernier voyage du père de la mouvance écoguerrière. I’d like to be kidding, but I’m not.
Notes
« Il n’y a pas de canyon plus profond que la solitude » :
Je voulais aussi remonter jusqu’aux origines de mon amitié avec Ed afin de me rappeler qui j’étais devenu après l’Asie du Sud-Est. Depuis la guerre, j’avais du mal à avoir des rapports intimes avec qui que ce soit. Mon mariage ne tenait le coup que parce que je travaillais dans les bois et passais la moitié de l’année loin de chez moi. J’avais des regrets : avec des amis comme Ed, je m’étais montré un con fini, impardonnable. À présent, cela n’avait plus d’importance. Mais, grincheuse ou non, notre amitié avait été sincère. Elle était ancrée dans ma reconversion post-Vietnam, période déjantée qui annonçait la création de George Hayduke. Plus tard, avec la naissance de nos enfants respectifs, les choses s’améliorèrent. Mais je n’ai jamais pu quitter les bois. Comme Abbey, j’ai toute ma vie cherché un juste équilibre entre l’amour de mes proches et les marches solitaires en pleine nature. Il n’y a pas de canyon plus profond que la solitude.
Cet environnementalisme qui voudrait « rendre » la nature à elle-même, littéralement nous en couper, comme s’il était impossible que nous en soyons :
À chaque fois que l’on désigne un lieu comme “parc officiel”, “zone primitive” ou “espace naturel”, il attire aussitôt du monde. Inévitablement, les visiteurs affluaient : c’était sans doute la région la plus fréquentée par les randonneurs dans le San Juan Basin.
Pour moi, les “loisirs” ne doivent pas devenir prétexte à polluer la nature en lui imposant notre présence. La nature passe en premier. J’aimerais qu’un jour nous décidions de notre propre chef de laisser subsister de vastes espaces vierges, sans jamais y mettre le pied. Et que nous en réservions d’autres — dont la plupart des zones sauvages des Quarante-Huit États — pour les moments critiques de notre existence, ne visitant ces terres dépeuplées qu’à l’occasion d’un pèlerinage spirituel collectif ou pour satisfaire notre soif de vision.
Nous aurions pourtant « besoin de cette sauvagerie » :
Je reste assis dans l’herbe d’ours et cherche du regard la ligne de partage des eaux. Bon Dieu, je n’ai vraiment pas envie de partir. Le soleil matinal filtre entre les sommets lointains et mon regard se perd sur cinq mille kilomètres carrés de forêts, de glaciers et de rivières, la vaste partie inhabitée d’un paysage qui remonte au pléistocène tardif. Comme Abbey, je le tiens pour notre vrai foyer. Nous appelons “terre sauvage” cette contrée, simple vestige de la terre natale que nous n’avons jamais entièrement désertée. L’évolution de notre espèce s’est faite dans des habitats que les citadins considèrent à présent comme sauvages ; notre génome ne doit certainement pas grand-chose aux dix mille dernières années. Nous avons besoin de cette sauvagerie : notre espèce ne peut espérer survivre longtemps sans tenir compte des conditions de sa propre évolution.
« Et la paix sous les pieds », serais-je tenté d’ajouter pour traduire le titre original, Walking it off. ↩︎
Je confonds toujours la créosote (le buisson que l’on trouve dans les déserts) avec le créosote (le dépôt goudronneux que l’on trouve dans les cheminées). ↩︎
Peacock doit bien s’y reprendre à trois fois pour décrire ces étendues avec sa prose rabougrie et pourtant ampoulée. ↩︎