Je ne cesserai d’être dérangé par l’idée que je puisse être le premier lecteur d’un livre (presque) aussi vieux que moi. Soit. La nouvelle éponyme transpire l’Espagne à chaque ligne passée dans ce village indéfini par une journée assommante de chaleur. On sent le café trop serré, la liqueur frelatée, le jambon dégoulinant de gras, et le foutre de même, on voit les coquilles de pistache, les traces de sable séché sur les murs blancs, le linge qui désespère d’un coup de vent, et les yeux brillants des poissons, on entend le craquement du moulin, le match diffusé sur un vieux poste de radio, les corps ruisselants des amants, et le couperet qui s’abat.

Tout cela est dans « Le tueur des abattoirs », ou peut-être pas, jusqu’à la chute évidente mais pourtant surprenante. Outre Bétriu, qui m’éclaire Irabu, ce passage du « Garçon au costume gris » me reste :

Parce qu’il croyait en la morale de l’Histoire et en la moralité de sa propre histoire, le garçon au costume gris demanda à ses parents le rapport de la Banque mondiale sur l’économie espagnole. Le curé donna son accord sur la page soixante et un, et le professeur, tout en ôtant son uniforme, approuva de la tête. Affalé sur son lit, le garçon laissait divaguer ses idées à travers le grillage qui découpait le ciel en carrés. Parfois, un épervier se figeait au milieu des nues, aussi immobile que sur une photo, et l’on devinait une volée de colombes se posant entre les peupliers du Sègre. Depuis quelque temps, il pensait qu’il suffisait d’être marxiste pour être quelqu’un de bien, parce que « être quelqu’un de bien est une identité historique entre sa propre subjectivité et l’objectivité historique ». Le garçon au costume gris dominait mieux le langage économique que le langage philosophique, mais il se défendait très bien dans les polémiques à la bibliothèque, rendant coup de langage abstrait sur coup de langage abstrait, en plein délire de mots qui permettaient de supporter une longue attente.

La « moralité de sa propre histoire », les « mots qui permettaient de supporter une longue attente », dire que certains minorent l’art de la nouvelle.