Puisque les travaux historiques des vingt ou trente dernières années soulignent l’importance de Peter Schöffer dans la conception de la presse à caractères métalliques mobiles et le rôle de Johann Fust dans le succès commercial des premiers imprimés, Jeff Jarvis multiplie les envolées lyriques et les clichés rhétoriques pour célébrer le génie solitaire et visionnaire de Johannes Gutenberg1. C’est sa principale contribution originale : comme toute personnalité médiatique capable d’aligner trois phrases cohérentes et donc qualifiée de « journaliste » qui se respecte, Jarvis se contente de régurgiter ses sources, à commencer par le professeur de littérature Lars Ole Sauerberg et le médiéviste Thomas Pettitt.

Les deux professeurs danois sont les véritables auteurs de la thèse affirmant que nous retournons vers une culture orale (censée favoriser le partage des connaissances) après une « parenthèse littéraire » (qui aurait favorisé une privatisation des connaissances) grâce au web. Je n’ai jamais aimé cette théorie du « retour en avant », trop dépendante d’une implémentation particulière des technologies. Rien ne dit que le livre doive se dérouler linéairement entre la première et la quatrième de couverture, surtout quand elles se fondent avec l’écran et le châssis d’une liseuse électronique, ni que le web soit un forum public de discussion civique.

Le concept de la « parenthèse Gutenberg » est un produit de son temps, la charnière des années 2010 qui croyait encore dans une culture participative largement distribuée, en observant moins les transformations à l’œuvre que les travaux théoriques des années 19802. Les treize années qui nous séparent de la présentation de Thomas Pettitt au MIT ont montré que notre culture est visuelle encore plus qu’elle n’est orale, que les éditeurs n’ont pas encore imprimé leur dernier mot et surtout que le discours public est plus privatisé que jamais. Le livre ne fait peut-être plus autorité, mais la circulation de l’information est strictement encadrée par une technostructure qui a érigé le copyright et la morale puritaine en normes indépassables. New York et San Francisco ont réussi là où Anvers et Rome ont échoué.

Tout occupé à étaler sa science de seconde main, Jarvis semble ignorer les faiblesses évidentes du raisonnement qu’il reprend servilement. En maniant un style d’autant plus ampoulé que son propos est insignifiant, le professeur de « journalisme entrepreneurial » applique méthodiquement les contre-leçons de la communication contemporaine, « je parle plus fort donc j’ai raison ». À la troisième digression dans la digression, censée prouver l’expertise et donc l’autorité de l’auteur, par un merveilleux retournement de la thèse de l’ouvrage, on oublie de quoi il était censé parler. Alors j’ai fini par oublier de continuer à lire.


  1. Dans un précédent ouvrage, Jarvis avait osé la comparaison entre Gutenberg et Steve Jobs, qui partageraient « une excellence forgée par le tâtonnement, la vision et la détermination », dites donc. ↩︎

  2. Cf. Walter J. Ong, Orality and Literacy: The Technologizing of the Word, New York, Methuen & Co, 1982. ↩︎