Le roman de Cervantes est le récit de différents récits, un discours sur les discours littéraires précédents qui, à aucun moment, ne dissimule son procédé d’énonciation, mais au contraire l’expose clairement. L’histoire du personnage rendu fou par les romans de chevalerie se transforme insidieusement en une autre histoire : celle d’un écrivain rendu fou par le pouvoir sans limites de son imagination. Le Quichotte est sans conteste le tronc central de ce que j’appelle l’arbre de la littérature.
La vie d’un lecteur consiste à grimper sur cet « arbre de la littérature » pour sortir de l’ombre de l’indifférence. Sa ramure est trop dense pour que l’on puisse espérer atteindre les plus hautes branches, et enfin atteindre la lumière, mais des rais passent entre les feuilles, et éclairent notre quotidien. La branche Fictions mène au rameau Les Cervantiades, Juan Goytisolo montre comment le pollen cervantin sature l’air flaubertien.
Mes doigts trainent sur le nœud de la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, de Georges Perec qui avait écrit une préface à Bouvard et Pécuchet. On pourrait passer sa vie assis sur la même branche, à étudier jusqu’aux plus fines nervures des feuilles les plus tendres. Avant de reprendre mon exploration, je compte bien passer quelque temps encore dans ce coin du vénérable arbre aux fruits si nourrissants.
Notes
« La contagion irrésistible par la lecture » :
La contagion irrésistible par la lecture n’est pas seulement le fait des romans de chevalerie et de l’hidalgo de la Manche. Dans l’œuvre de Cervantes, presque tous les personnages se montrent avides d’histoires et de récits : l’aubergiste, sa femme et Maritorne parlent avec passion de leurs goûts et de leurs rêveries littéraires ; d’autres nous informent du contenu de leur bibliothèque, tel le gentilhomme au manteau vert, ou avouent comme le chanoine qu’ils ont essayé de rédiger un roman de chevalerie et écrit « plus de cent feuillets ». De même, à la fin du livre, vaincu par le bachelier Samson Carrasco et contraint de renoncer à pratiquer la chevalerie, don Quichotte décide de se faire berger et de vivre dans les champs, c’est-à-dire de cesser d’être un personnage de roman de chevalerie pour devenir un personnage de roman pastoral, d’abandonner les habits et les conventions de l’Amadis pour ceux de La Diane.
Les mille-et-une nuits de Pierre Ménard :
Ménard propose ni plus ni moins la reproduction des quelques pages coïncidant mot à mot et ligne à ligne avec celles de Cervantes. Pour y parvenir, il abolit la notion de temps, il retrouve les sources littéraires du Quichotte dans des œuvres postérieures de filiation cervantine et découvre des traces de son influence sur des œuvres qui ont chronologiquement précédé le Quichotte. En clair, il suggère l’idée d’un temps circulaire, il expose sa croyance en une bibliothèque impérissable et multiculturelle, il hisse le roman de Cervantes au rang ou au paradigme d’une modernité et d’un œcuménisme condensés dans un volume cyclique dont la dernière page « s’emboîterait » dans la première et conférerait l’enivrante possibilité de le continuer à l’infini. La notion de circularité, si présente dans l’œuvre de Borges, possède une rigueur quasiment mathématique qu’on retrouve chez les mystiques et ésotéristes musulmans, dont l’exemple le plus remarquable est l’imaginaire religieux de Ibn Arabî.