Géographie du roman est l’un de ces ouvrages que l’on regrette de tirer des bacs du désherbage, parce que l’on sait qu’ils y ont bien leur place. Ce genre de théorie littéraire n’a probablement plus rien à faire dans les bibliothèques municipales qui se réinventent en « tiers lieux », surtout quand elle remonte aux années 1990, et qu’elle ne s’intéresse qu’à une poignée d’auteurs étrangers, que l’on commente plus qu’on les lit.
Et puis c’est un ouvrage fort inégal : Fuentes n’est jamais aussi bon que lorsqu’il parle de Jorge Luis Borges, fasciné comme lui par l’œuvre de Cervantès, dont l’ombre tutélaire plane sur cette géographie à l’accent hispanique. Reste cette phrase : « l’écrivain et l’artiste ne savent pas — ils imaginent. Leur aventure consiste à dire ce qu’ils ignorent. » Quelle aventure !
Notes
« Elle a besoin de temps pour mourir sa vie », p. 14 :
Temps. Temps et désir. Du temps pour transformer l’information en expérience et l’expérience en savoir. Du temps pour réparer les dommages causés par l’ambition, l’usage quotidien du pouvoir, l’oubli, le mépris. Du temps pour l’imagination. Du temps pour la vie et pour la mort. Antigone est seule, elle pense à sa sœur, María Zambrano. Elle a besoin de temps pour vivre sa mort. Elle a besoin de temps pour mourir sa vie.
Or, même s’il n’y avait pas une seule antenne de télévision, pas un seul journal, pas un seul historien ou un seul économiste au monde, l’auteur de romans continuerait à être confronté au territoire du non-écrit, qui sera toujours, au-delà de la pléthore ou de la parcimonie de l’information quotidienne, infiniment plus vaste que le territoire de l’écrit.
Ce qui me fait dire que le français n’est pas ma (seule) langue, p. 36 :
En lisant les nouvelles de Borges, je découvris quelque chose qui me concernait personnellement – découverte que suscite toute véritable lecture -, à savoir que l’espagnol était vraiment ma langue parce que je rêvais en espagnol. Je me rendis compte que je n’avais jamais fait (et je n’en ferai jamais) de rêve en anglais.
De cette découverte, il résulta la conviction que je ne pourrais aimer qu’en espagnol (quelle que fût la langue de l’être aimé : complication inévitable), et puis que je ne pouvais insulter qu’en espagnol : les injures dans les autres langues m’étaient indifférentes ; en espagnol, elles sont comme des banderilles…
Chaque lecteur est une bibliothèque, p. 56-57 :
Le lecteur est la blessure du live qu’il est en train de lire : par sa lecture – la tienne, la mienne, la nôtre – s’écoule toute possibilité totalisante, idéale de la bibliothèque dans laquelle il est en train de lire, du livre qu’il a entre les mains, de même qu’il exclut l’existence possible d’un unique lecteur qui serait tous les lecteurs. Le lecteur est la cicatrice de Babel. Le lecteur est la fissure, l’entaille, dans le donjon de l’absolu.
« La “poétisation” qui transforme le langage en image du langage », p. 76-77 :
La tendance linguistique du roman moderne, son caractère hybride, parodique, imitatif, dérivatif, est une tentative pour transcender son impureté d’origine au moyen de la plus ancienne des opérations sanitaires : la « poétisation » qui transforme le langage en image du langage. Tenace, le métissage cherche et trouve des moyens nouveaux de se glisser, de se présenter, de contaminer, de parodier le langage abstrait de la raison occidentale pour l’obliger à se dévoiler comme lieu commun, pacotille politique ; publicité commerciale. En ce sens, dans Paysages après la bataille, Goytisolo parachève la révolution thématico-verbale inaugurée par Flaubert dans Bouvard et Pécuchet. À ceci près que Goytisolo remonte, en ce qui concerne l’Espagne, à l’Archiprêtre de Hita, en France, à Rabelais, pour constituer l’unité linguistique et nous renvoyer au langage de l’autre.
Dieu comme « voix off », p. 79 :
Dieu en ce monde n’est qu’une voix « off » qui commente la crise perpétuelle de la modernité tandis que le romancier la compose et la recompose sans cesse, attelé à sa tâche d’écriture contre vents et marées, sans chercher d’autre refuge que l’accolade au nouveau venu, au porteur de l’autre visage, l’autre peau, l’autre cuisine, l’autre foi, l’autre langue.
L’une des définitions les plus justes du capitalisme « moderne », p. 120-121 :
Dans sa célèbre conférence à l’université d’Iéna en 1789, Schiller réclamait le futur maintenant. L’année même de la Révolution française, le poète dénonçait le danger d’une promesse perpétuellement différée, ce qui permettait à celle-ci de rester un mensonge sans preuve possible : autrement dit, une vérité éternellement à l’état de pro- messe au prix de la plénitude du présent. Le siècle des Lumières consacra la sécularisation du millénarisme judéo-chrétien et, pour la première fois dans l’histoire humaine, situa l’âge d’or non seulement sur terre mais dans le futur. Du plus antique chaman indien jusqu’à Don Quichotte, d’Homère à Érasme, tous assis autour du même feu de berger : le temps du paradis est le passé. À partir de l’ironique idéologue du progrès infini, Condorcet, l’idylle n’a qu’un seul temps : le futur. C’est sur cette promesse que se construit le monde industriel de l’Occident. […] Le capitalisme et le communisme ont en commun la vision du monde comme véhicule pour parvenir à un but qui se confond avec le bonheur. Mais alors que le capitalisme procède par atomisation, convaincu que le plus sûr moyen de dominer est d’isoler, pulvériser et accroître les besoins et la satisfaction — tous deux également artificiels – d’individus qui ont besoin de plus et se satisfont d’autant plus qu’ils sont isolés, le communisme, lui, procède par intégration totale.
Lorsque le capitalisme voulut assurer sa survie par des méthodes totalitaires, il mobilisa les masses, leur enfila des bottes, des uniformes, et leur épingla des croix gammées. Tout cet attirail du fascisme allait à l’encontre des prémices opérantes du capitalisme moderne dont les parrains, l’un dans l’action, l’autre dans la théorie, avaient pour nom Franklin Delano Roosevelt et John Maynard Keynes. Il est difficile de combattre un système qui devance toujours sa propre critique et se réforme lui-même plus concrètement qu’il n’est donné au plus sévère de ses adversaires. Mais en même temps, ce système manque de la force de séduction d’une doctrine qui offre explicitement l’idylle, qui promet à la fois la restauration de l’Arcadie et la construction de l’Arcadie à venir.
Comment le reflet de l’âge d’or nous aveugle, p. 153 :
Les Anciens imaginaient Utopie dans le passé : Utopie était la cité originaire, la capitale de l’âge d’or, comme la situèrent Ovide et Don Quichotte. L’utopisme était un exercice de l’imagination mythique. Le monde chrétien, fuyant une nature déchue, établit l’Utopie dans le futur et le monde industriel sécularisa cette futurisation : Utopie se réaliserait dans un temps futur mais dans l’espace présent - ici, mais plus tard. La drôlerie de cette idée issue du XVIIIe siècle est illustrée par un personnage de Goethe qui décide de remplacer la flore naturelle de son jardin par des plantes métalliques, ou par l’oncle Toby Shandy et le sergent Trim, dans le roman de Laurence Sterne, qui reconstituent les champs de bataille de la guerre de Succession espagnole dans les jardins de Shandy Hall. Le crime et l’horreur de l’utopisme radical - les « solutions finales » vont se voir à l’œuvre dans le Reich d’Hitler et le goulag de Staline : la cité du soleil sous forme de crématoire entouré de barbelés.
« Le doute avait disparu de leur vie », p. 182 :
C’est ainsi que je dois indirectement mon initiation sexuelle à Eva Perón. Et je peux dire que j’ai connu celle-ci, auditivement, avant même le colonel Juan Domingo Perón, alors ministre du Travail dans le gouvernement militaire du général Edelmiro Fatrel et que la rumeur donnait comme l’éminence grise du pouvoir. Quelle ne fut pas ma surprise, à mon retour au Mexique en 1945, d’apprendre que Perón et Eva Duarte s’étaient rencontrés en 1944 et qu’ils jouaient maintenant leur propre feuilleton radiophonique devant les multitudes, sans avoir même à imaginer qu’ils étaient César (quant à lui) et Cléopâtre (quant à elle). La première fois que je les vis ensemble aux actualités sur leur balcon de la place de Mai, je compris que désormais Eva Duarte et Juan Perón allaient interpréter deux personnages nommés « Eva Duarte » et « Juan Perón », ou, comme le dit Martínez, ils cessèrent de faire la différence entre la vérité et le mensonge, ayant décidé que la réalité serait telle qu’ils la désiraient : autrement dit, ils prirent l’attitude du romancier. « Le doute avait disparu de leur vie. »
« Le signe est également mauvais quand la politique ne veut même pas entendre prononcer le mot “littérature” », toute ressemble avec des faits réels est purement fortuite, p. 217-218 :
Je crois qu’il n’y a pas un seul écrivain doué de quelque intelligence dans le monde qui ne se sente menacé par les dangers que cette croisade contre l’imagination a si dramatiquement inaugurés. Croyez-vous que cela ne peut pas arriver ici dans les deux Europes, les deux Amériques, en Asie, en Afrique ou en Océanie ? On peut parier son dernier peso, son denier dollar, sa livre ou son yen pour l’affirmative.
Exprimant la même chose que Philip Roth, Italo Calvino a écrit que lorsque la politique s’occupe trop de littérature, c’est mauvais signe, surtout pour la littérature. Mais le signe est également mauvais quand la politique ne veut même pas entendre prononcer le mot « littérature ». Cela signifie que la société a peur d’un langage susceptible de mettre en cause les certitudes qu’elle nourrit à l’égard d’elle-même.
Dans le roman se croisent des destins individuels et des destins collectifs. Destins partiels, inachevés. Exprimables et à peu près compréhensibles à condition que l’on ait au préalable énoncé et compris qu’en littérature, la vérité n’est que la quête de la vérité, que la connaissance est seulement ce qu’ensemble, l’écrivain et le lecteur sont capables d’imaginer.
Il n’y a pas d’autre moyen d’explorer, librement et fructueusement, les possibilités de notre humanité inachevée. Aucune autre manière de refuser la mort du passé qu’en le rendant présent à la mémoire. Aucune autre façon de donner vie au futur qu’en le faisant apparaître dans notre désir d’aujourd’hui.
Que ces activités essentielles à l’esprit humain soient déniées au nom d’un dogmatisme aveugle malgré sa prétention à l’omniscience, paralytique malgré ses actions homicides, relève de la farce mais aussi du crime. Salman Rushdie, lui, a rendu service au véritable esprit religieux en imaginant, avec brio, les tensions et les complémentarités entre la religion et la laïcité.
« Nous sommes tous au centre », p. 232-233 :
Peupler les déserts qui entourent les oasis de satisfaction, prêter voix à l’insurrection du silence, remplir les pages blanches de l’histoire, nous rappeler et rappeler à nos contemporains que nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes possibles. Le romancier a fait reculer les frontières du réel, créant plus de réalité au moyen de l’imagination, donnant à comprendre qu’il n’y aura pas plus de réalité humaine si celle-ci n’est pas créée par l’imagination humaine.
Ce que je dis n’a jamais été plus vrai. Si nous ne voulons pas succomber devant un unique modèle de vie tyrannique, nous devons accroître la réalité en offrant des modèles alternatifs.
La littérature fait de nous tous des excentrés. Nous vivons dans le cercle de Pascal, dont la circonférence est partout et le centre nulle part. Mais si nous sommes tous excentrés, alors nous sommes tous au centre.