Un ouvrage qui a nécessairement vieilli — les quarante-sept années qui se sont écoulées depuis sa publication lui ont donné tort sur de nombreux points. Il n’en demeure pas moins pertinent pour son analyse de la structuration du « petit » clergé et des fidèles par le socialisme d’après-guerre, des liens et des ruptures entre les penseurs marxistes et les intellectuels catholiques, ou encore des contradictions communes qui sont autant de failles dans lesquelles s’engouffrer pour effectuer la jonction.

Notes

L’Église comme force de contestation, p. 34 :

L’évêque d’Arras, Mgr Gérard Huygue, explique : « L’Église est une force de contestation. Elle ne peut pas ne pas l’être si elle veut rester fidèle à l’Évangile. »

Marx et les prêtres, p. 37 :

Cette accusation de démagogie, de « récupération », l’Église n’a pas fini de l’entendre. Marx, déjà, s’inquiétait du christianisme social allemand : « …il faut lutter énergiquement contre les prêtres, spécialement dans les régions catholiques (…). Ces chiens (…) minaudent avec la question ouvrière partout où cela est de mise. » Ses héritiers ne l’ont pas oublié. Confrontant, en 1962, la doctrine sociale de l’Église et le marxisme, l’intellectuel communiste français Jean Kanapa expliquait l’évolution de cette doctrine par la « grande inquiétude de l’Église » qui aurait décrété un « état d’urgence idéologique ».

Les conditions de la reconnaissance d’une révolution, p. 45 :

Ce texte [la lettre « Notre consolation » de Léon XIII] est capital à un autre titre. Il exprime en effet la condition de la reconnaissance d’un régime nouveau par l’Église : que ce régime soit capable d’assumer le bien commun — l’intérêt général — et d’assurer la tranquillité publique. Voilà donc une porte entrouverte dans ce système clos : si, en effet, un gouvernement n’est pas capable d’assumer ces tâches, quelle doit être la position du citoyen ? Cette ouverture sera largement utilisée par la suite, notamment quand l’Église reconnaitra la légitimité des revendications d’indépendance formulées par les peuples colonisés : elle expliquera que le pouvoir colonial n’est plus apte à assumer le bien commun de ces peuples.

Le droit à l’insurrection, p. 47 :

Rien de surprenant à cette ignorance [celle, dans l’encyclique Quod apostolici de Léon XIII, du droit à l’insurrection] : ladite doctrine parait avoir été pendant des siècles mise entre parenthèses. Elle a pourtant été formulée le plus clairement possible par un éminent docteur de l’Église, Thomas d’Aquin lui-même. « Le gouvernement tyrannique n’est pas juste, dit Thomas d’Aquin, n’étant pas ordonné au bien commun, mais au bien particulier du gouvernement (…). Et aussi, le renversement de ce régime n’a pas le caractère d’une sédition, hors le cas où le renversement se ferait avec tant de désordre qu’il entrainerait pour le peuple plus de dommages que la tyrannie elle-même. Mais c’est bien plutôt le tyran qui est séditieux, en entretenant discordes et troubles dans le peuple qui lui est soumis, afin de pouvoir plus surement le dominer. » Dans la ligne de ce texte, les théologiens ont précisé les quatre conditions, devenues classiques, de l’insurrection légitime :

  • Un gouvernement vraiment tyrannique qui, précise Pie XI, combatte « ouvertement la justice et la vérité au point de détruire jusqu’aux fondements mêmes de l’autorité ».
  • L’inefficacité de tous les moyens pacifiques qui devront avoir été préalablement épuisés.
  • La certitude morale que les inévitables souffrances qui accompagnent une insurrection, les déviations morales qui s’y greffent, ne seront pas supérieures aux avantages espérés pour le bien commun.
  • Une chance raisonnable de succès. C’est de cette doctrine que s’inspire le pape Paul VI quand, dans l’Encyclique Populorum progressio, il admet, après bien des mises en garde, « l’insurrection révolutionnaire » dans « le cas de tyrannie évidente et prolongée qui porterait gravement atteinte aux droits fondamentaux de la personne et nuirait dangereusement au bien commun du pays. »

L’anticolonialisme de l’Église, p. 128-129 :

Ses théologiens expliquent que « les rois doivent être comptés parmi les ministres de la propagation de l’Évangile, parce qu’ils peuvent envoyer des missionnaires pour le prêcher aux infidèles. Il est donc juste que ces monarques soient récompensés de leur zèle (…) en obtenant la souveraineté sur les peuples évangélisés, à condition toutefois qu’il n’en résulte aucun dommage pour les indigènes ni pour leurs chefs. » Ce dernier membre de phrase l’indique : dès cette époque, l’Église catholique marque quelque réserve sur le droit de colonisation. À de nombreuses reprises, par la suite, elle interviendra sur les moyens employés par les conquérants : pour interdire surtout la pratique de la colonisation ou pour dénoncer les exactions des colonisateurs. Ce qui n’empêche pas, pour autant, les crucifix des prêtres de se joindre allègement aux armes de soldats qui tuent et torturent, ni même — malgré les menaces d’excommunication — certains religieux de se livrer sans excès de scrupules au trafic des esclaves. La papauté, elle, demeure ferme sur les principes. Une « instruction aux missionnaires » datant de 1659 est, à cet égard, significative et importante, car elle éclaire toute la suite. Elle insiste en effet sur la nécessité de former un clergé indigène. Elle coupe donc court à toute idée de supériorité raciale ; et si les indigènes sont jugés capables d’avoir leurs propres Églises, pourquoi ne pourraient-ils pas avoir un jour leurs propres États ? Un germe est donc planté là. Cette « instruction » témoigne aussi du souci de respecter les coutumes particulières et les patriotismes locaux : n’est-ce pas aussi l’amorce, lointaine, d’une reconnaissance de l’égalité des droits politiques ?

Une réforme inachevée, p. 1 54 : 

Transformation de l’institution : tout s’est joué lorsque le Concile, retournant aux sources, a défini l’Église comme « le peuple de Dieu ». Depuis des siècles prévalait au contraire l’image d’une institution monarchique, de forme pyramidale : au sommet de la pyramide, le pape, puis, en descendant, les évêques, les prêtres, les simples fidèles enfin. Au premier concile du Vatican, en 1870, le sommet de la pyramide avait demandé et obtenu un accroissement considérable de ses pouvoirs, manifesté par la proclamation de l’infaillibilité pontificale.

Vatican et Saint-Siège, p. 183 :

Pourtant, les catholiques les plus séduits par le marxisme sont aussi — curieusement mais de façon logique — parmi les plus soupçonneux à l’égard de cette politique de détente avec l’Est. C’est qu’il s’agit d’une affaire de diplomates, qu’elle leur parait donc être une politique d’État plus que d’Église. Qu’un ambassadeur — fût-ce celui d’un pays communiste — soit accrédité près du Saint-Siège, les gêne. Car c’est rappeler l’existence de l’État du Vatican, c’est rappeler que l’Église est encore une puissance temporelle — même si sa souveraineté ne s’exerce plus que sur quelques hectares — et que le pape se comporte encore comme un souverain, un chef d’État. Ils rêvent d’une Église plus dépouillée des attributs de la puissance.

L’homme n’est pas libre si Dieu existe, p. 195 :

Marx n’a pas dit seulement que l’aliénation religieuse est le fruit de l’aliénation économique et le christianisme le reflet de l’immoralité foncière d’un monde où l’homme exploite l’homme. Il est allé plus loin : aucune créature, à ses yeux, ne peut être libre. L’homme n’est libre que s’il n’est pas créé. Il n’est libre que parce qu’il se crée lui-même, conquiert son humanité en transformant le monde. […] En résumé : ou bien l’homme n’est pas libre, ne sera jamais libre, et Dieu existe, ou bien l’homme peut se libérer, et Dieu n’existe pas. Impossible de sortir de ce dilemme.