« Derrière ses douces promesses, ses attraits incontestables, la révolution numérique a enclenché un processus de mise à nu de l’individu au profit d’une poignée de multinationales, américaines pour la plupart, les fameux big data. » Dès la première page, Marc Dugain, romancier, et Christophe Labbé, journaliste spécialiste des questions de police et de renseignement, se sentent obligés de redéfinir big data.

Ce n’est pas faute de parler de « données massives » deux pages plus loin, ni même — tenez-vous bien — d’évoquer « un colloque sur les big data  » au chapitre suivant. Et cela n’évite pas de subir le sempiternel refrain sur les « GAFA », ni même de lire le ridicule « NATU ». Pourquoi, alors ? Pour confondre l’ensemble des acteurs du monde des technologies et les pratiques de quelques-uns, établir un flou qui sera entretenu pendant 192 pages.

Mais passons, cela importe peu, comme les innombrables erreurs factuelles des auteurs1 et la désagréable impression que le manuscrit n’a pas été relu avant d’être mis sous presse2. Non, ce qui importe, c’est que Dugain et Labbé soutiennent une thèse paranoïaque, baignée de conspirationnisme à la petite semaine, illustrée par des clichés éculés et des sources biaisées.

Les big data, donc, auraient signé un « pacte secret avec l’appareil de renseignement le plus redoutable de la planète » pour « enfanter une entité d’un genre nouveau, une puissance mutante qui ambitionne ni plus ni moins de reformater l’Humanité. » Cette thèse n’est jamais prouvée — et comment pourrait-elle l’être ? Mais rien ne sert de la prouver, quand sa seule exposition suffit à semer le doute3.

« Les outils de capture des informations sur les citoyens consommateurs sont entre les mains d’Apple, de Microsoft, Google, Facebook », affirment les auteurs : « avec une chatière pour les services de renseignement américain » (p. 26). D’où tiennent-ils cette conviction ? Des documents publiés par Snowden, bien sûr ! Ou plutôt de quelques documents bien choisis, l’ensemble du corpus tendant plutôt à montrer la naïveté des sociétés citées, qui en sont revenues depuis4.

Qu’importe : voilà ces sociétés à la solde des grandes oreilles, de l’état dans l’état, et finalement de l’impérialisme américain, car il s’agit bien de cela. Les technologies sont suspectes, les médias « de plus en plus contrôlés et éprouv[a]nt des difficultés à diffuser des informations qui perturbent la doxa » (p. 175) sont suspects, la construction démocratique est suspecte, les réalités des faits est suspecte, la thèse des auteurs ne peut être fausse puisque tout le monde ment.

« Certains croient savoir pourquoi Apple a fabriqué des smartphones dont la batterie est compliquée à retirer », disent Dugain et Labbé (p. 52) en citant « un homme du renseignement français » : « le premier réflexe de ceux qui craignent d’être espionnés est d’enlever la batterie de leur portable. L’énergie résiduelle d’une batterie permet de faire beaucoup de choses » Lesquelles ? Allez savoir, mais puisque « certains » le disent…

« Certains » disent aussi que l’« affaire » de l’iPhone 5c de San Bernardino n’était rien d’autre qu’« une manière pour Apple de redorer son blason terni par les révélations sur la “porosité” entre l’appareil de renseignements américain et les big data, rendue possible par des agents infiltrés ou des accords secrets. » « Certains », « certains », c’est-à-dire les auteurs, débarrassés du poids de l’administration de la preuve derrière leur faux-nez.

Au point de verser dans le conspirationnisme à la petite semaine, lorsqu’ils assurent que « l’assassinat de JFK en 1963 est […] le fruit d’une conjuration de services secrets, d’intérêts militaires et accessoirement mafieux » (p. 49), afin de mettre en doute les attentats du 11 septembre quelques lignes plus loin. Le rapport avec le sujet ? La peur, l’incertitude, le doute.

Qu’importent les moyens pourvu qu’ils parviennent à leur fin. Les auteurs se permettent de déformer des citations5, d’attribuer une affirmation à « des scientifiques » ou une sorte de sagesse populaire sans jamais préciser leurs sources6, de multiplier les sophismes et les clichés. « En externalisant notre mémoire », disent Dugain et Labbé, « nous risquons d’altérer une qualité purement humaine, l’imagination » (p. 111). Socrate disait la même chose des livres.

Bien sûr qu’ils convoquent le stupide adage « si vous ne payez pas pour quelque chose, vous n’êtes pas le client, vous êtes le produit » (p. 38), qui ignore tout des communs et des économies alternatives. Bien sûr qu’ils citent Benjamin Franklin à contremploi (p. 43). Bien sûr qu’ils se permettent des sorties simplement dégueulasses : « faut-il y voir un hasard, à en croire la biographie non autorisée de Mark Zuckerberg, Facebook aurait été imaginé par un asocial, à deux doigts de l’autisme ? » (p. 166-167).

Lorsqu’ils convoquent des « penseurs », c’est pour citer l’historien de garde Jean Sévilla, qui assure que les musulmans ne peuvent être pleinement français puisqu’ils ne sont pas catholiques, le gynécologue Israël Nisand, imbu d’un tel complexe de supériorité médicale qu’il justifie la violence iatrique voire le viol, ou encore l’historien et sociologue Jacques Ellul, dont le philosophe Jean Zin dit qu’il valait « mieux que ses partisans, dont la technophobie est souvent trop primaire et pleine de contradictions ».

Au total, Dugain et Labbé tiennent un discours déresponsabilisant, infantilisant, et finalement plus dangereux encore que les véritables causes du problème qu’ils dénoncent. Le lecteur n’est pas un acteur, mais une victime impuissante, un individu terrassé par le grand complot mondial7. Le voilà absous de toute responsabilité : il ne peut rien faire individuellement, il ne peut rien organiser collectivement, le consommateur et le citoyen n’existent plus.

L’homme nu comporte pourtant quelques bribes de réflexions intéressantes, quoiqu’assez peu originales, sur le « chômage tolérable »8 ou la marque commerciale comme « marque de la bête »9. Mais ce sont deux paragraphes parmi 192 pages d’une compilation de citations douteuses et d’affirmations à l’emporte-pièce, qui ne prouve rien d’autre que l’incompétence et l’aveuglement de ses auteurs.

On peut — on doit — critiquer la concentration des données de milliards d’individus par une poignée de sociétés américaines, mais il faut le faire avec sérieux et finesse, se montrer à la hauteur des enjeux. Il faut pointer du doigt la responsabilité du citoyen-consommateur, s’interroger sur le recul progressif des prérogatives de l’état face au capital, étudier la privatisation progressive de la société, s’inquiéter de l’affaiblissement de la crédibilité scientifique dans notre monde saturé d’innovations scientifiques.

Bref, il faut faire tout ce que Dugain et Labbé ne font pas. « Un écart croissant s’est creusé entre l’omniprésence de la technologie dans notre quotidien et le faible niveau de compréhension que nous en avons », disent-ils. Ce n’est pas avec L’homme nu que cela va s’arranger…


  1. Lorsqu’ils font de l’ICANN une « structure […] sous tutelle du département du Commerce américain » (p. 24) par un raccourci un peu trop brusque. Lorsqu’ils disent qu’Apple « a ainsi suscité une bronca en retirant de son Apple Store un podcast d’une émission de France Musique dédiée à l’érotisme qui était illustrée par le célèbre nu de Manet, Olympia » (p.30), alors qu’il s’agissait du retrait de l’application France Musique (première imprécision) de l’App Store (deuxième imprécision), après la parution d’un épisode de l’émission « Dans l’air du soir » illustré par L’Olympia (troisième imprécision). Lorsqu’ils assurent que les « fibres », c’est-à-dire les câbles sous-marins qui constituent la toile de l’internet, « transitent à un moment ou à un autre par les États-Unis » (p. 48), ce qui est parfaitement faux. Lorsqu’ils parlent de « l’iWatch, la montre connectée d’Apple » (p. 72), deux ans après la présentation de l’Apple Watch. Lorsqu’ils assurent que « Microsoft a inventé le terme de wearables  » (p. 76), une affirmation d’autant plus ridicule que Microsoft a largement raté ce marché, et que les travaux de Steve Mann au MIT sont bien connus. Lorsqu’ils disent, je m’en suis étouffé, «  tweeter qui signifie haut-parleur, en est le symptôme le plus spectaculaire avec une compression de la pensée en 140 caractères maximum » (p. 99). Lorsqu’ils exposent la « fameuse loi de Moore », qui édicterait que « les capacités de calcul des ordinateurs et celles des processeurs devraient continuer à doubler tous les dix-huit mois » (p. 131), l’une des nombreuses variations sur la même imprécision. Lorsqu’ils confondent le deep web et le dark net (p .178). Ce n’est jamais rien d’absolument grave, et puis l’erreur est humaine, mais le nombre des imprécisions prouve finalement une inculture technologique patente et un manque flagrant d’attention. ↩︎

  2. Lorsque l’on enchaine les erreurs et les assertions lancées sans preuve, bien sûr, mais aussi lorsque l’on trouve sur la même page 44, et même sur deux lignes consécutives, « clefs de chiffrement » (l’orthographe « traditionnelle » et le terme juste) puis « clé de cryptage » (l’orthographe « rectifiée » et le terme erroné). ↩︎

  3. Toute ressemblance avec les ressorts rhétoriques d’un certain président américain… ↩︎

  4. Si vous voulez avoir des sueurs froides, regardez plutôt du côté des opérateurs télécom, y compris des opérateurs français comme Orange↩︎

  5. Lorsqu’ils font dire « la vie privée est devenue une anomalie » à Vinton Cerf, le directeur de l’ingénierie du projet ARPANET désormais chez Google, alors qu’il disait « la vie privée pourrait n’être qu’une anomalie ». Les auteurs se lamentent pendant deux pages, en oubliant la suite de la citation de Cerf : « je ne dis pas que nous ne devrions pas nous intéresser à la vie privée, mais je suggère qu’elle est un accident, en quelque sorte, de la révolution urbaine », une assertion historiquement valide. Ou lorsqu’ils attribuent cette citation à Steve Jobs : « après tout, nos gênes sont déjà un programme informatique » (p. 105). Je n’avais jamais lu cette phrase, et je n’ai pas réussi à la retrouver, ni dans cette traduction française (les deux seules occurrences proviennent précisément de L’homme nu), ni dans une version anglaise reconstituée approximativement (et ce n’est pas faute d’avoir cherché). ↩︎

  6. Lorsqu’ils disent que « comme le soulignent les scientifiques, les internautes font beaucoup plus confiance à l’information piochée sur le Net et croient dur comme fer en la neutralité apparente des moteurs de recherche, alors qu’ils se méfient de plus en plus de ce que la presse écrit ou des commentaires des journalistes à la télé » (p. 83), sans citer la moindre source. Et pour cause : les recherches publiées à l’époque de la rédaction de cet ouvrage tendaient à prouver le contraire, ce que les études récentes tendent à confirmer↩︎

  7. On retrouve cette construction dans les théories sur l’obsolescence supposément programmée, les textes niant l’effet des activités humaines sur le changement climatique, ou d’autres complots moins conséquents sur des planètes plates ou des dirigeants reptiliens. ↩︎

  8. « Une petite élite mondiale va décider à terme de ce qui doit être payant ou gratuit, la gratuité étant évidemment le corolaire du “chômage tolérable”, ce qui pourrait dessiner une organisation sociale constituée d’une armée de chômeurs assouvissant gratuitement leurs besoins essentiels et disposant également de loisirs gratuits essentiellement fournis par les big data [sic]. La contrepartie étant l’acceptation tacite de poches de concentration de richesses dans des zones protégées », p. 148-149. C’est un pan de la recherche sur les effets pervers du revenu universel et d’une société « post-travail ». ↩︎

  9. « Voilà le symbole ultime de l’aliénation. Porter sur la peau la marque des big data [sic]… », p. 78. ↩︎