« Comme il avait moins de choses à dire, selon un processus que nous avons déjà remarqué, il a pris plus de temps pour les exprimer » : une personne qui a écrit ces mots soixante-dix ans avant moi m’est forcément sympathique. Cyril Connolly est cruel et moqueur, sans doute, mais il l’est comme un critique percevant finement son époque doit l’être, parce qu’il vit dans une époque cruelle et moqueuse.

Après deux-cents pages d’analyse littéraire, la troisième partie de Ce qu’il faut faire pour ne plus être écrivain, en forme de récit autobiographique de l’adolescence de l’auteur, semble tomber comme un cheveu sur la soupe. Mais elle est cruciale : l’abandon de l’innocence à coup de canne, la ritualisation du passage de l’enfance à l’âge adulte par les normes sociales et les concours, la frustration intellectuelle (et sexuelle) érigée en école privée, expliquent cette cruauté.

Connolly me fait parfois l’effet d’un Chesterton libéral et athée, mais cela tient peut-être aux traductions des Belles Lettres, qui ne sont pas loin de former un altertexte. Qu’importe : une phrase comme « the writer must be a lie‑detector who exposes the fallacies in words and ideals before half the world is killed for them », écrite l’année de la signature des accords de Munich, n’a rien perdu de sa force sous la plume du poète Alain Delahaye.

Notes

« Les livres contemporains ne durent pas », p. 17 :

Les livres contemporains ne durent pas. La qualité spécifique qui provoque leur succès est la première à disparaître ; ils se désagrègent du jour au lendemain. C’est pourquoi il faut rechercher une qualité qui se renforce avec le temps. La brièveté du succès d’un livre peut certes être due aux lecteurs, puisque les journaux, les bibliothèques publiques, les clubs de livres, la radio et le cinéma ont totalement corrompu l’art de la lecture. Mais les livres auxquels je pense ont tous été lus à un certain moment, et ils ont tous paru excellents à des lecteurs avisés. Cela ne les empêche pas de périr de la même façon.

La considération du sujet, p. 24 :

En réalité, une écriture dépourvue de style est quelque chose qui tout simplement n’existe pas. Le style n’est pas une manière d’écrire, c’est une certaine relation : la relation dans l’art entre la forme et le contenu. Chaque écrivain est doué d’une aptitude particulière à penser et à ressentir, et cette aptitude n’est jamais tout à fait identique à celle d’un autre. C’est une aptitude qui peut être évaluée, et pour la mesurer il existe des critères précis. Nous parlons de l’intégrité d’un écrivain, de ses facultés ou de ses pouvoirs, en entendant par là la force mentale à sa disposition. Mais lorsqu’il puise dans ses ressources, l’écrivain est guidé par une autre considération : celle de son sujet.

Style et intelligence, p. 34 :

Plus un écrivain se sent incompétent, plus son style devient artificiel. L’écrivain qui se considère comme plus intelligent que ses lecteurs écrit simplement (souvent) trop simplement, tandis que celui qui craint qu’ils ne soient plus intelligents que lui aura toujours recours à la mystification : un auteur parvient à un bon style lorsque son langage accomplit sans timidité ce que l’on en attend.

Le secret du journalisme, p. 37 :

Car la langue de notre temps est journalistique, et le secret du journalisme consiste à écrire comme les gens parlent. Le meilleur journalisme est la conversation d’un grand parleur.

De Proust, p. 75 :

Mais le plus grand mandarin fut Proust, qui aujourd’hui nous est devenu si familier qu’on le classerait presque parmi les écrivains anglais. Il manifeste, bien plus que tous les autres, le défaut du style mandarin : le fait que le contenu intellectuel ou émotionnel de l’écrivain ne parvient pas à remplir le cadre élaboré que lui destine son talent. Les alvéoles du rayon de miel continuent de s’étendre, mais de moins en moins de sacs polliniques y sont déversés. Il existe beaucoup de grands passages où la complexité est la mesure de l’émotion dépensée à cet effet, où des vérités très subtiles et très difficiles sont présentées dans un langage qui ne pouvait les exprimer que si elles étaient difficiles et subtiles.

« L’écriture est un art plus impur que la musique ou la peinture », p. 109 :

L’écriture est un art plus impur que la musique ou la peinture. C’est un art, mais c’est aussi le moyen employé par des millions et des millions de gens dépourvus de tout sens artistique pour s’exprimer, pour décrire leur travail, pour vendre leurs produits, pour justifier leur conduite, pour propager leurs idées. Puisqu’il est difficile de peindre ou de composer sans une certaine affection pour la peinture ou la musique, les éléments commerciaux – publicistes, illustrateurs — sont reconnaissables, et constituent une minorité ; et la peinture et la musique n’attirent pas non plus les esprits scientifiques.

Mais l’écriture, elle, attire tout le monde. À telle enseigne que les rares personnes qui la pratiquent comme un art subissent constamment l’animosité des autres, qui sont en majorité et qui n’arrêtent pas de les bousculer tout au long de ses nombreuses galeries. Et parmi ceux-ci les plus redoutables sont les chercheurs scientifiques, les jeunes hommes intelligents qui ont eux-mêmes échoué en tant qu’artistes, et qui n’apportent à leur examen de l’art créateur qu’une stérilité passionnée et une sombre rancœur qui englobe presque tout. Le but d’une grande partie de cette critique destructrice, bien que non encore avoué publiquement, est d’éliminer de façon radicale le style individuel, de bannir de l’écriture la beauté imaginative et l’art formel.

I mean, p. 122 :

Admettons que la « maigre moisson » soit la réalisation des jeunes auteurs et les « épis flétris », leurs livres, et alors les « chardons militants » représentant la politique, et les « pavots qui ondulent », la rêverie, la conversation, la boisson et les autres narcotiques ; la « buglosse bleue » est l’appel claironnant du journalisme, la « visqueuse guimauve », celui du succès mondain ; le « sénevé » est le sexe et ses obsessions, et les « liserons qui étouffent » sont les liens du devoir et de la vie de la famille. Les « teintes variées » sont les talents divers qui apparaissent ; la « triste splendeur » est celle de leurs promesses disparues. Ces ennemis de la littérature, ces parasites du génie, nous devons les examiner en détail ; ce sont des fléaux dont aucun écrivain n’est à l’abri.

« Rien ne date autant qu’une impression d’actualité », je repense déjà régulièrement à cette phrase, p. 129 :

Mais ce qui est destiné à être lu une seule fois peut rarement être lu plus d’une seule fois ; le journaliste doit accepter le fait que son travail, puisqu’il est centré sur aujourd’hui, se trouve par là même exclu de toute participation à demain. Rien ne date autant qu’une impression d’actualité : or il n’y a dans le journalisme rien de plus précieux qu’elle.

Foi et sensibilité, p. 153-154 :

Il n’est plus très commun, à notre époque, que des écrivains se convertissent à une religion. Parmi mes contemporains, je connais deux convertis à l’anglicanisme et un au catholicisme. Tous trois sont des personnes d’une sensibilité exceptionnelle, des auteurs à l’esprit orienté vers la poésie, pour qui la laideur du matérialisme est une source d’horreur. Cherchent-ils à échapper à leur talent, ou à des conditions qui en auraient rendu l’usage impossible ? Je pense qu’il convient d’attendre pour se prononcer. La foi religieuse implique la capitulation de l’intellect mais non pas de la sensibilité, qui sous sa protection peut continuer longtemps à se développer. Néanmoins, pour un intellectuel, le fait d’embrasser une religion suppose une régression : c’est une façon de mettre des œillères, d’aller se cacher sous les jupes d’une des plus grandes forces réactionnaires du monde, et le poète qui s’est laissé attirer vers le confessionnal par le parfum de l’encens se retrouve en train de défendre la pratique du garrot et les agissements des Maures de Franco. Pour celui qui appartient à une Église, comme pour le politicien, l’art devient un moyen, et non une fin. Les Églises sont le refuge des artistes doués d’un sens esthétique raffiné, d’un humour délicat, d’une sensibilité d’ordre moral et d’une certaine notion de la réalité spirituelle, et qui par contre ne possèdent pas cet esprit investigateur, cette intrépidité intellectuelle constructive qui est le facteur historique de la civilisation occidentale et qui aujourd’hui s’avance beaucoup plus loin que la religion.

« Le capitalisme expulse les artistes », p. 165 :

Moins de conseils, et davantage d’argent, voilà ce que tout artiste doit demander à la société ; et c’est la bêtise de la société quand elle refuse d’accéder à ces exigences, sauf pour des exécutants serviles et indifférents, qui est en grande partie responsable de la révolte actuelle des artistes contre elle. Le capitalisme expulse les artistes, comme l’Espagne a expulsé ses juifs ou la France ses huguenots, et les effets de cette politique ne vont pas tarder à se manifester ; les membres de la noblesse française qui ont fait donner les verges à Voltaire ont agi avec une prévoyance similaire.

Une note sérieusement amusante complète ce paragraphe :

J’aimerais voir s’instaurer la coutume, chez les lecteurs qui sont contents d’un livre, d’envoyer à l’auteur un petit cadeau en argent liquide : n’importe quelle somme entre une demi-couronne et cent livres sterling. Les auteurs recevraient alors ce que leur donnent les éditeurs comme une rémunération fixe, et ils auraient en supplément leurs « pourboires » de lecteurs reconnaissants — de la même manière que les serveurs reçoivent un fixe de leurs employeurs et ont droit aussi à ce que les clients laissent dans la soucoupe. Jamais plus de cent livres — ce serait mauvais pour mon caractère ; jamais moins d’une demi-couronne — cela ne ferait pas de bien au vôtre.

Comme dirait Javier Cercas, p. 190-191 :

Bien écrire et continuer à bien écrire dépend de notre sens de la réalité. Il existe une chose qui s’appelle la santé littéraire, et jusqu’à présent nous n’avons considéré que les maladies littéraires. Si un écrivain n’écrit pas aussi bien qu’il le voudrait ou aussi souvent qu’il le souhaiterait, il devrait peut-être faire un petit examen de conscience. Est-il satisfait de sa réalité ? Est-il dans le vrai ? Sinon, quand et comment s’en est-il séparé ? La réalité est une chose mouvante. Selon moi, elle signifie la nature des choses telles qu’elles sont et telles qu’elles seront. Elle est la vie, et l’avenir, même s’il est désagréable — et non pas la mort et le passé, même s’ils sont désirables. Ce que les gens veulent voir arriver est réel si l’on peut vouloir que cela arrive, et il existe des réalités de l’imagination — telles que la croyance à une vie ultérieure ou à une société humaine perfectible — qui transcendent parfois les réalités physiques de la mort et de l’anéantissement. Mais pour un écrivain professionnel elle implique les réalités de son temps, les idées et les actions qui changent le monde et qui forment l’histoire. La chose la plus réelle pour un écrivain est la vie de l’esprit, la croissance ou la courbe de cette vision en lui dont il doit être le gardien, en sélectionnant les expériences propices à son développement, et en la protégeant de celles qui lui sont défavorables. Quand il omet d’agir ainsi, quelque chose semble pourrir ; il devient irritable, anxieux et malheureux : il souffre de ce que Swift appelait : « cet état de désir insatisfait qui est de toutes choses ce qui rend l’existence la plus pénible ».