Un ouvrage moins intéressant pour sa compilation de publications, dont les meilleures sont ancrées dans la pratique ingrate mais passionnante de l’enquête sociologique, que pour les transcriptions des discussions annexes, qui explorent les conséquences politiques de la généralisation d’un concept qui agit comme un trou noir sur la logique discursive.

Notes

La conclusion dans l’introduction, p. 1 :

Les sciences sociales, quand elles s’attachent à mettre au jour la construction des phénomènes sociaux, sont souvent accusées de nier ce fameux réel. Ce n’est évidemment pas notre posture ni le sens du titre de ce livre. Pour nous, sociologues et géographes, le monde social est composé d’individus et de groupes inégalement dotés en ressources sociales, qui ont des pratiques et des modes de vie façonnés par l’environnement dans lequel ils évoluent. Or les mots font aussi partie de ce monde social, sans pour autant qu’un rapport d’évidence ne les lie aux choses qu’ils sont censés désigner. En réalité, si les mots et les catégories qui émergent pour rendre compte du réel font aussi partie de celui-ci, ils en donnent souvent une certaine représentation, positive ou négative, et invitent à adopter telle posture d’admiration, de crainte ou de mépris. Le terme « bobo », en particulier, n’est pas neutre. Il conduit à porter un certain regard sur les villes contemporaines et les habitants qui y vivent. Particulièrement répandu aujourd’hui dans le champ médiatique et politique, mais aussi dans le langage ordinaire, ce mot mérite qu’on s’y attarde. Sa genèse et les usages qui en sont faits disent quelque chose du monde social, qu’il appartient aux chercheurs de saisir et de nommer. C’est l’objectif de ce livre qui, nous le verrons, réfute la pertinence scientifique de ce terme tout en pointant les effets problématiques de ses usages politiques.

Quand la droite subvertit un concept inventé par la gauche, p. 43 :

La question posée n’est alors plus de savoir qui la catégorie désigne, ni même si les bobos existent vraiment. La figure caricaturale qui s’est forgée dans les médias est récupérée telle quelle par la droite comme une figure-repoussoir permettant de renouveler une critique politique, adossée à des clivages sociaux, déjà ancienne : les « bobos » viennent prendre le relais de la « gauche caviar », catégorie dont la nouveauté s’est émoussée mais dont l’efficacité politique reste entière, tant elle incarne un dégoût de classe envers des groupes riches en capital culturel mais plus faiblement dotés en capital économique de la part de ceux dont la structure du capital est inverse (Haegel, 2012). Comme sa grande sœur, la catégorie des « bobos » permet ainsi l’expression d’une droite qui revendique le travail comme valeur fondamentale et se situant du côté de l’entreprise privée et du mérite individuel, qui érige l’immigration en menace (pour l’emploi, les finances publiques et la culture — bref, la nation) et qui fustige l’influence, voire le diktat, de la pensée libérale post-soixante-huitarde sur le plan de la morale et de la culture. Ce répertoire déjà ancien de critiques adressées aux classes moyennes et supérieures du secteur public trouve alors un nouveau souffle qui alimentera des rhétoriques populistes selon lesquelles la domination culturelle et morale de ce groupe social se doublerait d’une domination économique cachée, via l’alliance de ses élites culturelles et politiques avec les représentants du grand capital, au mépris de l’intégrité et de la vitalité économique des classes populaires désignées comme « la France d’en bas ».

On est tous le gentrifieur d’un autre, p. 114 :

D’autres occasions renvoient aux moments de coprésences quotidiennes dans les espaces publics, les commerces ou les écoles du quartier. Or, dans de telles situations d’interactions potentielles ou effectives, il n’est pas toujours évident de repérer qui est gentrifieur et qui ne l’est pas. Comment en effet savoir que l’on côtoie ou non des gentrifieurs ? Tous ne correspondent pas aux clichés que les sphères politiques, médiatiques, voire parfois scientifiques, s’attellent à produire en se fondant essentiellement sur un descriptif de canons vestimentaires ou physiques, de comportements publics ou de pratiques urbaines. L’origine sociale, les trajectoires biographiques, les modes d’habiter et donc le fait d’être potentiellement un gentrifieur ne sont pas visibles a priori et ne peuvent être véritablement évalués par la seule observation réalisée de l’extérieur. Dès lors, puisque les gentrifieurs « ne se voient pas » toujours, qu’ils sont « là sans être là » car ils ne constituent pas un collectif visible, clairement identifiable et envahissant, on comprend mieux pourquoi la référence péjorative aux « bobos » n’est pas plus mobilisée et pourquoi, plus globalement, les représentations critiques à l’égard des effets sociaux de l’embourgeoisement ne sont pas plus nombreuses.

L’effondrement de la notion de « bourgeoisie », p. 115 :

Quoi qu’il en soit, dans le cadre de ce travail, la représentation de la gentrification et la qualification des gentrifieurs n’engagent presque jamais la catégorie des « bobos ». Pour être plus précis, c’est la composante « bohème » de la catégorie qui n’est jamais ressortie des entretiens. En revanche, le premier terme, celui de « bourgeois », a été cité plusieurs fois et on peut interpréter certaines expressions (« riches », « gens avec de l’argent », etc.) comme autant de ses déclinaisons. Ceci étant dit, très peu d’enquêtés s’attardent véritablement sur les modes de vie de ces nouveaux habitants ou sur les rapports de domination sous-jacents, c’est-à-dire sur ce qui fait qu’ils appartiennent à une certaine « bourgeoisie », et on peut considérer que la référence au « bourgeois » relève davantage de la rhétorique que d’une description contextualisée et fine d’une catégorie sociale. Le « bourgeois » est plus évoqué pour son argent et son capital économique que pour son capital culturel, ses valeurs, son mode de vie, son investissement dans les enjeux locaux ou son héritage, ce qui apparaît contradictoire avec les conclusions les plus récentes sur l’appartenance ou non des gentrifieurs à la bourgeoisie (Collet, 2015).

La tenaille qui a fait céder la gauche, p. 153 :

Le « bobo » est devenu un objet de raillerie pour la gauche de la gauche, qui en dénonçait les penchants élitistes, individualistes, « sociolibéraux » avec d’autant plus de virulence que l’on y appartenait soi-même. Du coup, en représailles, si j’ose dire, on a inventé « bobol » (pour bourgeois bolcheviques !) à l’encontre de ces pourfendeurs de « bobos libéraux ». À droite, on rejetait les « bobos »— car confondus d’autorité avec l’électorat PS — dans les ténèbres de la jouissance hédoniste post-soixante-huitarde. Mais même au sein de l’UMP on a entendu récemment que Nathalie Kosciusko-Morizet s’est fait traiter de « bobo » par ses adversaires.

Quand les mots cessent d’avoir un sens, p. 155 :

On peut donc assimiler le succès du mot « bobo » à une forme de victoire culturelle plus vaste d’une manière de regarder notre société comme composée d’acteurs rationnels économiquement. Ce qui me gêne n’est donc pas seulement la pauvreté de la catégorie d’analyse mais, au-delà, le symptôme plus global qu’elle signale. C’est une catégorie qui vient manifester une forme pernicieuse d’anti-intellectualisme de plus en plus triomphant, décomplexé, comme la droite dure qui aime se présenter sous ces traits. Par l’emploi du mot « bobo », on jette une suspicion sur tous ces sens qui accordent une importance démesurée au capital culturel dont ils disposent. L’usage du « bobo » comme arme indique, à mon sens, l’hégémonie culturelle inversée mise en place progressivement depuis la fin des années 1970 par la Nouvelle Droite, et dont l’élection de Nicolas Sarkozy a constitué la première grande victoire politique.

Mais le plus inquiétant, signe du renversement total de l’hégémonie, c’est quand l’expression « bobo » est reprise à gauche. Quand à gauche certains intériorisent ce qu’ils vivent désormais comme un véritable complexe de supériorité, quand 1ls se mettent à avoir honte de porter la culture en étendard, par exemple, abandonnant tout projet d’une culture élitiste pour tous.

Voter n’est pas militer, p. 164 :

Que la gauche soit à l’origine de cette importation en dit long sur ses propres valeurs, notamment sur [sa vision de] l’engagement. En effet, la figure du bobo repose sur une disqualification, plus ou moins forte, plus ou moins explicite, de la personne de gauche, de l’homme et de la femme de gauche, dont les valeurs n’auraient finalement aucune consistance face à leurs privilèges, voire serviraient à maintenir ces privilèges. C’est très clair dans le livre de David Brooks, qui fait écho, dans le contexte étasunien comme français, à une disqualification plus large du militantisme, notamment dans la production médiatique : quoi de plus ringard aujourd’hui, en effet, qu’un militant ? Pour moi, ce débat sur les « bobos » doit nous faire réfléchir, en creux, sur les valeurs qui fondent la gauche et sur son rapport à l’engagement.

Le rapport à la culture des bobos, p. 165-166 :

Pour être plus précis, il faut aussi distinguer ce qui différencie le rapport au capital culturel desdits « bobos » de celui qu’entretient la bourgeoisie classique. Les « bobos » sont désignés comme des gens ayant hérité de la bourgeoisie le fait d’accorder de l’importance à la culture selon un certain type de hiérarchisation culturelle. Mais, à la différence de la bourgeoisie classique, les « bobos » seraient ceux qui ne hiérarchisent plus entre les disciplines culturelles mais à l’intérieur des disciplines culturelles. Les « bobos » seraient ceux qui s’élèvent à la fois contre le relativisme généralisé du « grand public » et contre la hiérarchisation qui oppose grande musique et rock, par exemple. Ce rapport particulier à la culture, c’est aussi celui d’un segment d’une génération, celle qui est née avec la télévision, pour laquelle il n’y a pas de genre mineur, ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas la place pour du « méliorisme » culturel, comme dit le philosophe américain Richard Shusterman.