Notes
Une intrusion royale, p. 11 :
Tout s’était donc enclenché par l’intrépide intrusion d’une femme bravant le pouvoir masculin, l’avis sévère de l’Académie française et les règles immuables du Conseil des ministres ; la parité lexicale lui doit beaucoup. Nous avons osé lever un voile sur le huit clos du Conseil, rapporter la confidence que nous a faite le secrétaire général du gouvernement ; notre propre intrépidité n’ira pas cependant jusqu’à trahir l’identité de cette héroïque secrétaire d’État. Tout au plus révélerons-nous son prénom : Ségolène.
L’incapacité de l’Académie à penser le français comme « langue monde », p. 15 :
La féminisation des noms de métiers, titres et fonctions illustre à merveille cette autonomie francophone, et le laborieux deuil français ; car c’est en cette périphérie que tout a commencé. C’est-à-dire au sein de ce qu’une morgue hexagonale tient pour une appropriation marginale, incorrecte, voire illicite, de la langue. En 1998, alors que la querelle faisait rage en France, une tribune de l’académicien Marc Fumaroli ne craignait pas de dénoncer dans cette féminisation une « imitation tardive, timide, provinciale, coloniale, sur les traces du Canada et de la Wallonie, d’une mode sectaire qui a eu son épicentre dans les universités des États-Unis ». Le contresens est patent, sur la date du phénomène, sur son origine, sur ses motivations ; l’erreur est d’autant plus navrante que ce mouvement, au lieu de traduire une influence féministe anglo-saxonne, exprimait ce qu’un académicien est censé vénérer : l’ardeur québécoise à défendre son indépendance. On criait « Vive le Québec libre ! » ; et vivent ses femmes, libres également, ainsi que sa langue.
Sur le point médian, p. 66-67 :
On comprend par suite pourquoi nous refusons de suivre deux points de vue pareillement réducteurs. Le purisme académique qui, tel que formulé en 1984, imposait (voire étendait) le masculin en toutes circonstances ; un militantisme féministe qui généraliserait l’écriture dite « inclusive » ou « épicène ». Issue d’un désir légitime de parité, cette pratique stylistique est faite d’un « ensemble d’attentions graphiques et syntaxiques permettant d’assurer une égalité des représentations entre les femmes et les hommes ». Au nombre de ces attentions, le fait de « renoncer au masculin générique ». Soit par la réduplication (les candidates et les candidats), soit par l’emploi d’un terme épicène (les personnes candidates), soit par le recours à une abréviation, singulièrement le « point médian » (les candidat•e•s)1. Ce « point de milieu », emprunté à la langue catalane, n’est pas un point de détail : il a fait couler beaucoup d’encre. Ayant l’avantage de la brièveté, il n’est pas inconvénients pratiques : compliquant l’orthographe, embarrassant l’oralisation, il ajoute aux difficultés d’apprentissage. Ces effets sont fâcheux et ne passent pas, d’ordinaire, pour répondre à des objectifs progressistes. [Ni particulièrement féministes. Acteur•rice•s, ingénieur•e•s, sénior•e•s : les femmes restent un suffixe, un prolongement des hommes.]
Sur le masculin générique et le féminin spécifique, p. 68-69 :
Pour le reste, notre position est des plus claires. Nous recommandons la réduplication, c’est-à-dire l’explicitation lexicale (et non abréviative) de la mixité d’un groupe social. Mais — et cette restriction nous paraît capitale — seulement quand une telle explicitation est requise ou souhaitée. En d’autres termes, le bon usage ainsi que la communication performante requièrent de faire diffuser dans un message le message : « Tous les voyageurs sont priés de descendre. » Les formulations « Tous les voyageurs et toutes les voyageuses », ainsi que « Tout.e.s les voyageur.se.s » sont en l’occurrence inappropriées. En revanche, informer que « les candidats et les candidates passeront une épreuve de lancer de poids » est bienvenu. Où gît la différence ? Dans l’intérêt reconnu d’exposer la mixité sexuelle du groupe considéré. Qui est juge ? Celle ou celui qui formule l’assertion, qui doit avoir conscience de l’enjeu et une certaine maîtrise du fonctionnement linguistique. Nous ne affilierons donc ni au purisme androcentriste ni au féminisme rudimentaire ; nous suivrons la langue, en faisant confiance à ses locuteurs.
Sur le même sujet, p. 80 :
Cette distinction du générique et du particulier est capitale. Nous la servirons fidèlement : face à l’extrémisme féministe, nous validons l’emploi d’un masculin singulier à valeur générique [NDR : « le ministre » sans visage décrit par la Constitution] ; face au purisme académique, nous désignerons au féminin une personne singulière de sexe féminin [NDR : « la ministre » singulière décrite par une circulaire ou la presse], accueillant avec bienveillance la néologie que cet appariement entraîne.
Sur la polysémie qui n’a jamais empêché la féminisation des métiers, p. 104 :
Le lexique des métiers, titres et fonctions n’est pas dissemblable du vocabulaire général ; il possède même polysémie (éventuellement scabreuse : la cafetière est sur la cuisinière, hélas, comme l’avocat tache le tailleur), même fluidité sémantique (un sucrier est aussi un fabricant de sucre, un financier se révèle également un gâteau) : c’est ce qu’Arsène Darmesteter appelait « la vie des mots ». Une vie qui beaucoup à la nôtre, sans qu’on en ait conscience.
Du « paradoxe démocratique » de la virilisation du langage, p. 124-125 :
Écrivaine, autrice, racontent ensuite l’histoire des femmes, progressivement exclues de professions que les hommes désormais se réservent. La recherche historique a montré leur lente marginalisation, puis leur exclusion d’une grande partie des fonctions sociales, que parachève le « paradoxe démocratique » analysé par Geneviève Fraisse : le progrès républicain passe par l’interdit des femmes. La société postrévolutionnaire consomme la réduction des femmes au domaine privé ; les hommes ont pour mission d’œuvrer au bien public. Force est constater que l’histoire de la langue valide ces travaux : l’emploi des termes désignant des activités féminines dessine une courbe qui ne laisse aucun doute sur la dépossession dont les femmes furent victimes. Notons que celles-ci, clairement visible dans le lexique, s’observe également en matière de grammaire : les prescripteurs, à partir du XVIIe siècle, privilégièrent le genre masculin dans les cas où l’ancienne langue se montrait libre et tolérante. Le travail de « mise aux normes » de la langue, s’il ne fut pas sans vertu (il façonna un idiome rigoureux), s’accompagna d’un androcentrisme souvent fâcheux.
Sur le désordre syntaxique causé par le masculin, p. 142 :
Le désordre qu’induit l’emploi du masculin pour des professions et fonctions occupées par des femmes est patent ; il aurait dû faire défaillir les scrupuleux défenseurs de l’exactitude du langage, desservants zélés de la clarté française. Qu’ils aient fait de ce brouillamini une règle, voire une élégance, laisse pantois. Car un tel usage brise le fin réseau des anaphores, reprises, accords en genre qui fait la trame des énoncés. La Nouvelle-Zélande avait accepté de libérer le capitaine Prieur, en échange de son assignation à résidence sur l’atoll polynésien de Hao. Au matin du 6 mai 1988, on apprenait son retour discret en France. Pourquoi le capitaine avait-il été rapatrié ? Parce qu’il commençait une grossesse. La nouvelle fit les gros titres des journaux, et la joie du Canard enchaîné, moquant cette bizarrerie de langage : le capitaine Dominique Prieur était enceinte. Il n’était pas le seul (on s’en réjouit pour la natalité française) ; rendant compte d’un meeting aérien, le journal Le Monde du 16 octobre 1992 publiait cette information : « Le ministre des Sports, qui est enceinte, n’a pu sauter en parachute comme prévu » ; Mme Frédérique Bredin attendait un enfant.
Le texte original n’emploie pas le point médian, mais le point (« les candidat.e.s »), exemple involontaire des difficultés posées par ce caractère. ↩︎