C’est pourquoi l’on devrait consacrer, à l’âge adulte, un temps à la redécouverte des plus importantes lectures de sa jeunesse. Car, si les livres ne changent pas (mais en réalité ils changent à la lumière d’une perspective historique différente), nous-mêmes avons changé, et nos retrouvailles avec eux sont des évènements nouveaux.

Bien sûr, Pourquoi lire les classiques est une formidable invitation à la lecture. Italo Calvino est un ambassadeur guilleret de la littérature italienne, à l’enthousiasme communicatif pour Carlo Emilio Gadda, Eugenio Montale, et Cesare Pavese (et Stendhal, le plus italien des auteurs français, à moins qu’il ne s’agisse du plus français des auteurs italiens). Ces petits essais se picorent joyeusement, dans l’ordre de la chronologie ou dans le désordre de la bibliothèque, et finissent par former, l’air de rien, quatre-cents et quelques pages de sérieuse théorie littéraire.

Plus encore, Pourquoi lire les classiques est une formidable invitation à la relecture. Or la première lecture d’une œuvre classique est déjà une relecture, parce que nous confrontons notre lecture à l’idée que nous nous faisons des précédentes, notre expérience intime au discours social. C’est le grand miracle de la littérature : c’est un miroir qui refuse de nous dévoiler ses nouvelles facettes avant que nous soyons prêts à nous y refléter. Un classique fait l’histoire, disais-je. Les classiques font la nôtre, aussi.

Notes

Ce qui n’est pas loin d’être ma méthode de gestion de ma bibliothèque, p. 16 :

Il ne nous reste plus qu’à nous inventer chacun la bibliothèque idéale de nos classiques ; et je dirais que cette bibliothèque devrait être composée pour moitié des livres que nous avons lus et qui ont compté pour nous, pour moitié des livres que nous nous proposons de lire dont nous pensons qu’ils pourront compter. Avec une étagère vide pour les surprises, les découvertes occasionnelles.

La pratique d’un véritable collectionneur, p. 57-58 :

On pourrait distinguer un Pline poète et philosophe, avec son sentiment de l’univers, son pathos de la connaissance et du mystère, et un Pline névrotique collectionneur de données, compilateur obsessionnel, qui semble uniquement préoccupé de ne gaspiller aucune des annotations de son gigantesque fichier. (Dans l’utilisation des sources écrites, il était omnivore et éclectique, mais non acritique : il y avait les données qu’il considérait comme bonnes, celles qu’il enregistrait sous bénéfice d’inventaire et celles qu’il réfutait comme étant des balivernes évidentes : sauf que la méthode de ses évaluations semble être très sujette à oscillations et imprévisible.)

« Tout livre de chevalerie présuppose un livre de chevalerie précédent », p. 86 :

Dès les premières pages, le premier roman de chevalerie d’Espagne semble vouloir nous avertir que tout livre de chevalerie présuppose un livre de chevalerie précédent, nécessaire afin que le héros devienne chevalier. « L’ordre en entier est écrit dans ce livre. » À partir de ce postulat, on peut tirer beaucoup de conclusions : peut-être même celle que la chevalerie n’a jamais existé avant les livres de chevalerie, ou tout simplement qu’elle n’a existé que dans les livres.

Ce qui m’interroge sur la portée de nos « classiques instantanés », p. 273 :

Je crois que ce n’est pas un hasard si notre époque est celle du récit, du roman court, du témoignage autobiographique : de nos jours, une prose narrative véritablement moderne ne peut faire porter sa charge poétique que sur le moment (ce moment quelconque) dans lequel on vit, en le valorisant comme étant décisif et infiniment signifiant ; il doit donc être « au présent », nous donner une action qui se déroule entièrement sous nos yeux, avec une unité dans le temps et l’action comme la tragédie grecque. Et celui qui, au contraire, veut écrire aujourd’hui le roman « d’une époque », s’il ne fait pas de la rhétorique, finit par faire graviter la tension poétique sur l’« avant ».

Le monde est un artichaut, p. 298 :

La réalité du monde se présente à nos yeux comme multiple, hérissée, avec une épaisseur de strates superposées. Comme un artichaut. Ce qui compte pour nous, dans l’œuvre littéraire, c’est la possibilité de continuer à l’effeuiller comme un artichaut infini, en découvrant des dimensions de lecture toujours nouvelles.

« La disparition du monde comme une disparition de la ville », p. 317-318 :

Mais je m’aperçois (en l’écartant encore plus des autres) que ma mémoire a apporté une correction à ce poème : le sixième vers commence pour moi par : « arbres maisons rues » ou bien « hommes maisons rues » et non « arbres maisons collines », comme il est dit en réalité, ce que je vois en relisant ce texte au bout de trente-cinq ans. Cela veut dire qu’en remplaçant « collines » par « rues » je situe l’action dans un décor décidément citadin, peut-être parce que le mot « collines » a une résonance trop vague pour moi, peut-être parce que la présence des « hommes qui ne se retournent pas » suggère chez moi un va-et-vient de passants ; en somme, je vois la disparition du monde comme une disparition de la ville plutôt que comme une disparition de la nature.

Un œil sur la nuque, p. 325 :

L’homme a toujours souffert du manque d’un œil sur la nuque, et son attitude cognitive ne peut qu’être problématique parce qu’il ne peut jamais être sûr de ce qu’il y a dans son dos, c’est-à-dire qu’il ne peut pas vérifier si le monde continue entre les points extrêmes qu’il réussit à voir en louchant vers l’extérieur, à gauche et à droite. S’il n’est pas immobilisé, il peut tourner le cou et toute sa personne et avoir une confirmation du fait que le monde existe là aussi, mais cela sera aussi la confirmation que ce qu’il a en face de lui est toujours son champ visuel, lequel s’étend sur une amplitude d’un certain nombre de degrés et pas plus, tandis qu’il y a toujours derrière son dos un arc complémentaire où, à ce moment précis, le monde pourrait ne pas être. En somme, nous tournons sur nous-mêmes pour étendre devant nos yeux notre champ visuel et nous ne parvenons jamais à voir comment est l’espace que notre champ visuel n’atteint pas.

Écriture brève, écriture fractale, p. 362-363 :

Mais peut-être que pour expliquer l’adhésion qu’un auteur suscite en chacun de nous, plutôt que de grandes classifications catégorielles, il faut partir de raisons plus précisément reliées à l’art de l’écriture. Parmi celles-ci, je placerai d’abord l’économie de l’expression : Borges est un maître de l’écriture brève. Il réussit à condenser dans des textes qui ont toujours très peu de pages une richesse extraordinaire de suggestions poétiques et de pensée : faits narrés ou suggérés, ouvertures vertigineuses sur l’infini, et idées, idées, idées. Comment cette densité se réalise-t-elle sans la moindre enflure, dans des tournures parmi les plus cristallines, sobres et aérées ; comment le récit, synthétiquement et en raccourci, conduit-il à un langage fait entièrement de précision et de concret, dont l’inventivité se manifeste dans la variété des rythmes, des mouvements syntaxiques, des adjectifs toujours inattendus et surprenants, voilà le miracle stylistique, sans égal dans la langue espagnole, dont seul Borges a le secret.